Lutte contre l’évasion fiscale : les prix de transfert à nouveau d’actualité

, par Équipe de l’Observatoire

Dans le monde des « fiscalistes » de tout poil, le débat sur les prix de transfert est particulièrement nourri. Le projet de loi de finances pour 2024 comporte certaines évolutions intéressantes (mais à la condition, hélas non remplie, que l’administration fiscale ait véritablement les moyens de les contrôler), en lien avec celles envisagées au sein de l’Union européenne. Méconnus du grand public malgré quelques affaires d’évasion fiscale retentissantes, les prix de transfert constituent l’un des grands enjeux en matière de lutte contre l’évasion fiscale. L’enjeu n’est pas neutre, en matière de rentrées fiscales, de régulation économique, de justice fiscale et de consentement à l’impôt. Il est donc essentiel de s’y pencher.

Retour sur les prix de transfert

Les prix de transfert sont des transactions internes aux groupes de sociétés. Elles représentent environ la moitié du commerce mondial. En théorie, ces transactions doivent être facturées au prix normal du marché. Autrement dit, le prix d’une transaction (une vente d’un bien ou d’une prestation de service) entre deux entités d’un même groupe doit être le même que le prix facturé pour la même vente entre deux entités indépendantes. Ceci n’empêche pas les groupes de s’organiser de telle sorte que, même facturés au prix normal du marché, les prix de transfert leur permettent d’optimiser leur situation fiscale. Les groupes localisent en effet leurs activités (conception, production, soutien, etc) dans différents pays en tenant compte des différents systèmes fiscaux pour minimiser leur charge fiscale globale.

Les prix de transfert peuvent être également manipulés, de telle sorte que les entités logées dans des pays à fiscalité « normale » (la France par exemple) paient à l’une des entités du même groupe une transaction supérieure au regard du prix normal du marché (ce qui augmente leurs dépenses, donc diminue excessivement leur base imposable et affecte le rendement de l’impôt sur les sociétés) ou encaisse le produit d’une vente effectuée à une entité du même groupe à un prix anormalement inférieur à celui du marché (ce qui diminue leurs recettes, donc leur base imposable et affecte là aussi le rendement de l’impôt sur les sociétés). Compte tenu du poids des prix de transfert dans l’économie mondiale, il suffit qu’une minorité de prix de transfert soient manipulés pour générer une fraude fiscale colossale.

Si les prix de transfert sont pratiqués de très longue date, les évolutions liées à la propriété intellectuelle ou au numérique sur fond d’intense concurrence fiscale et de pression sur les finances publiques ont fait de leur régulation et de leur contrôle un enjeu particulièrement sensible. Des mesures ont été prises, comme les méthodes d’évaluation des prix de transfert établies par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou la déclaration des prix de transfert, obligatoire pour les grandes entreprises. Il n’en demeure pas moins que le contrôle des prix de transfert est ardu. Il est en effet difficile de prouver qu’une redevance de marque payée par une entité établie en France à une entité du même groupe installée dans un paradis fiscal est excessivement élevée.

Vers des changements au sein de l’Union européenne

Quelles seront les prochaines évolutions ? Le 12 septembre dernier, la Commission européenne a adopté un ensemble d’initiatives dont le but est de réduire les coûts de conformité fiscale (les coûts de gestion) pour les grandes entreprises transfrontalières de l’Union européenne. Selon la Commission, la proposition intitulée « Les entreprises en Europe : cadre pour l’imposition des revenus » (BEFIT) devrait faciliter la vie des entreprises et des autorités fiscales « en introduisant un nouvel ensemble unique de règles pour déterminer l’assiette fiscale des groupes de sociétés ».

L’un des principaux objectifs de ce projet est de réduire jusqu’à 65 % les coûts de conformité fiscale pour les entreprises opérant dans l’UE qui font face à des systèmes fiscaux différents. Concrètement, « les sociétés membres d’un même groupe calculeront leur assiette fiscale selon un ensemble de règles communes. Les assiettes fiscales de tous les membres du groupe seront regroupées en une seule assiette fiscale. Chaque membre du groupe BEFIT disposera d’un pourcentage de l’assiette fiscale agrégée calculé sur la base de la moyenne des résultats imposables des trois exercices fiscaux précédents ». Par cette mesure de simplification, il s’agit donc d’encourager les investissements transfrontaliers dans l’UE.

Cette proposition remplace l’ACCIS (assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés) portée de longue date par la Commission. Elle s’inscrit dans un contexte de déclinaison dans les États membres de l’imposition minimale des multinationales au taux de 15 %. Comme à chaque fois qu’une mesure concerne les multinationales, ces nouvelles règles seront obligatoires pour les groupes opérant dans l’UE ayant un chiffre d’affaires annuel combiné d’au moins 750 millions d’euros et dont l’entité mère ultime détient au moins 75 % des droits de propriété ou des droits donnant droit à des bénéfices. Pour les groupes de moindre importance, « les règles seront discrétionnaires (...) qui pourront choisir d’y adhérer à condition qu’ils préparent des états financiers consolidés ».

Le dispositif proposé par la Commission comprend également « une proposition visant à harmoniser les règles en matière de prix de transfert au sein de l’UE et à garantir une approche commune en matière de prix de transfert ». La Commission estime ainsi que « La directive réduira également encore davantage les possibilités pour les entreprises d’utiliser les prix de transfert à des fins de planification fiscale agressive ». Le Conseil doit désormais se prononcer, avant une entrée en vigueur de ces propositions le 1er juillet 2028 (pour BEFIT) et le 1er janvier 2026 (pour la proposition sur les prix de transfert).

Et au plan national ?

Le projet de loi de finances 2024 prévoit certaines mesures, comme l’abaissement du seuil à partir duquel la déclaration des prix de transfert est obligatoire à 150 millions d’euros de chiffre d’affaires ou d’actifs bruts contre 400 millions d’euros actuellement. Par ailleurs, une attention accrue doit être portée à la documentation des prix de transfert. Des sanctions seront possibles en cas d’insuffisance de documentation ou lorsque la politique de prix de transfert d’un groupe ne respecter pas ce qui figure dans la documentation qu’il déclare. Le durcissement de l’article 57 du Code général des impôts est en effet intéressant puisqu’il prévoit que « Lorsque la méthode de détermination des prix de transfert s’écarte de celle prévue par la documentation mise à la disposition de l’administration par une personne morale en application du III de l’article L. 13 AA du livre des procédures fiscales ou de l’article L. 13 AB du même livre, l’écart constaté entre le résultat et le montant qu’il aurait atteint si cette documentation avait été respectée est réputé constituer un bénéfice indirectement transféré ». Les milieux d’affaires combattent cette évolution, estimant qu’il faut présumer la bonne foi des groupes en matière de prix de transfert. Pour que ces mesures soient efficaces, encore faut-il avoir une documentation fidèle à la réalité et des moyens suffisants pour assurer les contrôles fiscaux. On en est loin : les services de contrôle fiscal ont perdu entre 3.000 et 4.000 emplois depuis la fin des années 2000, le plan « anti-fraude » du gouvernement envisage de renforcer ses services à hauteur de 1.500 postes d’ici 2027 en prélevant ces emplois sur d’autres services de l’administration fiscale, qui seront donc encore plus affaiblis.

Quelles positions défendre ?

Les très grands groupes s’affranchissent des règles et ne veulent pas payer leur juste part. Leur intérêt les guide et leur poids est tel qu’ils pèsent dans les décisions politiques. L’enjeu n’est pas seulement budgétaire, donc également social et écologique puisque les ressources dégagées permettraient de mieux faire face aux enjeux. Il est aussi démocratique.

Pour Attac, il faut donc passer à la vitesse supérieure.
Toutes les multinationales, un grand nombre d’entreprises de taille intermédiaire et certaines PME de taille significative ont des filiales établies à l’étranger et pratiquent les prix de transfert. Si on veut les contrôler efficacement, il faut donc d’une part, que toutes les entreprises qui les pratiquent les déclarent aux administrations fiscales et d’autre part, renforcer les moyens humains, matériels et budgétaires des services de contrôle ainsi que la coopération internationale.
Au-delà, il s’agit de relever rapidement le taux d’imposition minimal (en réalité, c’est un taux minime) des multinationales et instaurer dès que possible une taxation unitaire. Celle-ci permettrait d’en finir avec e système actuel qui considère que les entités d’un même groupe sont indépendantes alors que la réalité économique des groupes est différente : leur stratégie économique, financière, fiscale et sociale est bien impulsée au stade du groupe. Avec une véritable taxation unitaire, préconisée par Attac, les groupes paieraient (enfin) leur juste part d’impôt.
Au-delà d’une nécessaire réforme du système fiscal, d’autres mesures doivent être prises (l’instauration d’un cadastre financier, une véritable liste des paradis fiscaux assorties de mesures fortes comme le renversement de la charge de la preuve, une sanction efficace de la fraude, etc).
La justice fiscale, sociale et écologique ne peut plus attendre.