Capital et travail : 50 ans de basculement des systèmes fiscaux
Publiée en mars 2022, une étude intitulée « Globalization and factor income taxation » (Gabriel Zucman, Pierre Bachas, Matthew Fischer-Post et Anders Jensen) a analysé l’évolution des taux d’imposition effectifs de 156 pays entre 1965 et 2018. Elle montre, chiffres à l’appui, le basculement qui s’est opéré dans les systèmes fiscaux de l’ensemble des pays analysés. Plusieurs enseignements peuvent en être tirés. Ils confirment ce qu’Attac ne cesse de dénoncer.
Sur la période étudiée, le principal enseignement de cette étude sur l’ensemble des 156 pays est le suivant :
1/ l’imposition du capital a baissé de 5 points de pourcentage, essentiellement du fait de la baisse des taux d’imposition effectifs des profits des entreprises. Ceux-ci sont en effet passés de 30 % dans les années 1960, à moins de 20 % à la fin des années 2010, soit une baisse de 10 points.
2/ Symétriquement, l’imposition du travail, notamment des salaires, a augmenté de 10 points.
On ne saurait cependant en rester à cette tendance déjà frappante. En effet, elle est beaucoup plus marquée dans les pays riches, où les taux effectifs d’imposition du capital sont passés d’environ 40 % dans les années 1960 à environ 30 % en 2018. S’agissant des pays en développement, la fiscalité du capital, faible en début de période, a plutôt eu tendance à augmenter (de 18 % à 28 % au Brésil, de 5 % à 10 % au Mexique ou de 7 % à 11 % en Inde). Globalement, dans ces pays, les taux d’imposition effectifs du capital sont passés de 10 % à 20 % entre les années 1990 et 2018.
Les raisons qui expliquent ces différentes tendances entre pays riches et en développement sont les suivantes. De manière générale, la globalisation et la mondialisation financières ont intensifié la concurrence fiscale, dont l’un des principaux marqueurs demeure la baisse de l’imposition des « bases mobiles » (les multinationales et les ménages riches) et à a hausse de l’imposition des « bases immobiles » (les PME et l’immense majorité des ménages) . Elles ont également favorisé l’évitement de l’impôt, prenant notamment la forme d’une évasion et d’une fraude fiscales systémiques de grande ampleur.
Dans les pays riches, cette intense concurrence fiscale s’est rapidement traduite par une baisse de l’imposition du capital et par un transfert d’imposition sur le travail et la consommation. Et symétriquement, dans les pays en développement, la mondialisation s’est traduite pour les auteurs par « un effet de capacité fiscale du commerce international : l’ouverture commerciale conduit à une concentration de l’activité économique dans des structures d’entreprise formelles, où les impôts sur le capital sont plus faciles à imposer ». Encore ne s’agit-il ici que d’un rattrapage partiel dans des pays où la base fiscale est nettement moins importante, et tout cela sur fond de convergence globale. Car selon les auteurs, « l’intégration économique internationale réduit les taux d’imposition légaux, en raison de la concurrence fiscale accrue ».
La France est dans une situation intermédiaire, du moins jusqu’en 2018… Au début de la période analysée par l’étude, les taux d’imposition du capital et du travail étaient comparables (environ 26 %). Puis ils ont tous les deux augmenté, la hausse étant plus importante pour le capital que pour le travail jusqu’en 2013. Mais il faut préciser ici que ceci s’explique en très grande partie par la hausse de la taxe foncière (un impôt local payé par de nombreux ménages, pas seulement les riches), l’existence de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et la montée du rendement des droits de donation et de successions sous l’impact de la démographie. Cette évolution ne saurait cependant masquer l’évolution de la fiscalité des riches et des grandes entreprises, marquée par des dispositifs comme le bouclier fiscal ou la montée en puissance des niches fiscales qui ont contribué à alléger leur imposition. Dans cette hausse globale, tous les impôts sur le capital et ceux qui le payaient n’ont donc pas été logés à la même enseigne. De fait, le retournement se produit en 2013, première année selon l’étude au cours de laquelle l’imposition du capital baisse.
Cette étude reste cependant à actualiser. Elle s’arrête à 2018, soit au moment où la suppression de l’ISF (et son remplacement par le maigre impôt de solidarité sur la fortune), la mise en œuvre du prélèvement forfaitaire unique (qui abaisse le niveau global d’imposition des revenus du capital) et la baisse progressive des impôts des entreprises (impôt sur les sociétés et impôts locaux des entreprises dits « impôts de production ») étaient engagés.
Dans leur conclusion, les auteurs notent que « en perspective mondiale, les taux d’imposition effectifs moyens sur le travail et le capital ont convergé, en raison à une augmentation de la fiscalité du travail et à une baisse de la fiscalité du capital ». Ils appellent à poursuivre les recherches sur la base des données collectées qui « pourrait être utilisée pour étudier les effets de la mondialisation sur la progressivité fiscale et l’inégalité entre les groupes d’individus ». C’est là un aspect important puisque le niveau global d’imposition du travail et du capital ne donne guère d’enseignement ni sur la progressivité des systèmes fiscaux ni sur leur impact sur les inégalités. Enfin, cette étude, bien que particulièrement instructive, porte sur des statistiques utiles mais qui, par définition, ne prennent en compte que des données connues. Il faudrait donc non seulement y intégrer la dimension redistributive mais également ce qui échappe aux recettes publiques du fait de l’évitement de l’impôt. Les taux réels d’imposition du « capital » apparaîtraient sensiblement plus faibles, et la répartition de l’impôt plus injuste.
Nota : le champ de l’étude porte sur tous les impôts payés au niveau national : impôts sur le revenu et le bénéfice des entreprises, impôts sur le revenu des particuliers, impôts sur la propriété et sur l’héritage, taxes sur la consommation et autres impôts indirects.