Dividendes et aides publiques ; quel contrôle ?
Les bénéfices records de l’année 2021 ont permis une distribution de dividendes qui ressemble davantage à une orgie qu’à la rémunération du « risque » si souvent mis en avant par les tenants du capitalisme financier. Au total, ce ne sont donc pas moins de 80 milliards d’euros qui reviennent aux actionnaires, soit une hausse de 57 % par rapport à l’année précédente. Manifestement, l’évolution du pouvoir d’achat n’est pas la même pour tout le monde… Ces résultats interpellent d’autant plus que, manifestement, les aides publiques y ont contribué, avant et pendant la crise. Cette situation relance le débat sur la conditionnalité des aides, les inégalités que ces distributions de dividendes vont accroître et les mesures à prendre pour les réduire.
Des dividendes vertigineux qui alimentent les inégalités
Ce sont près de 57,5 milliards d’euros de dividendes qui ont été versés auxquels il faut ajouter 23 milliards d’euros de rachats d’actions réalisés par les grandes entreprises [1] Un rachat d’action est une double bonne nouvelle pour les actionnaires : la valeur de l’action progresse immédiatement car la demande d’achat concerne des actions moins nombreuses. Puis, dans un second temps, l’entreprise ayant diminué le nombre d’actions, les distributions de bénéfice via les dividendes (le bénéfice par action en quelque sorte) seront plus élevées. Une bonne façon de préparer ainsi de futurs rendements juteux.
Si les entreprises concernées évoquent un rattrapage, il apparaît d’ores et déjà que les aides publiques expliquent une partie de ces bénéfices records. La fin du « quoiqu’il en coûte » ne signifie pas la fin des aides publiques aux entreprises, qui avaient déjà considérablement augmenté en passant de 65 milliards d’euros en 2007 à près de 150 milliards d’euros [2] avant la crise Covid. Elles ont explosé avec la crise Covid. A titre d’exemple, le plan France 2030 et la poursuite des achats de titres par les banques centrales profitent de manière quasi exclusive aux très grandes entreprises, toujours sans conditions sociales, écologiques ou fiscales. Ces profits records sont alimentés par les liquidités sur les marchés, le versement croissant de dividendes et des montants exceptionnels de rachats d’actions.
Les 1 % les plus riches détiennent 60 % des revenus financiers. Ils vont donc enregistrer la grande majorité des dividendes versés et profiter pleinement des mesures du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. Ce sont eux qui ont bénéficié de la mise en œuvre du prélèvement forfaitaire unique (appelé également « flat tax ») et de la transformation de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI) mises en œuvre par Emmanuel Macron. Les rapports du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital de France stratégie ont montré dans leurs trois éditions que ces mesures se sont traduites par une hausse importante de la distribution de dividendes et que celle-ci est de plus en plus concentrée sur les ménages les plus riches, et en particulier les 0,2 voire les 0,1 % les plus riches. Rappelons que, selon France Stratégie, en 2019, 62 % des dividendes ont été reçus par 39 000 foyers (0,1 % des foyers), dont 31 % par 3900 foyers (0,01 % des foyers).
Le constat est le même pour les plus-values sur cession de titre financiers, également très concentrées sur les plus riches : les 3 800 foyers les plus riches (0,01 % des foyers) ont ainsi bénéficié d’une hausse de 60 % des plus-values entre 2017 et 2018 et concentraient à eux seuls 75 % du total des plus-values en 2018.
En 2022, la distribution de dividendes faisant suite aux profits records de l’année 2021 bénéficiera donc majoritairement à une infime minorité de personnes riches et vont donc contribuer à accroître les inégalités.
Peu de conditions aux aides, pour quel contrôle ?
Durant la crise, les entreprises ont été massivement aidées par les pouvoirs publics. Si le gouvernement a souhaité des aides très larges, il avait toutefois précisé, dans son document intitulé « Engagement de responsabilité pour les grandes entreprises bénéficiant de mesures de soutien en trésorerie » du 5 mai 2020 (actualisé le 12 janvier 2021), quelques conditions au bénéfice des aides publiques mises en œuvre durant la crise sanitaire.
Selon les deux versions de ce document, [3] « Une grande entreprise qui demande un report d’échéances fiscales et sociales ou un prêt garanti par l’État s’engage à :
• Ne pas verser de dividendes en 2020 à ses actionnaires en France ou à l’étranger
(hors entités ayant l’obligation légale de distribuer une fraction au cours de l’année 2020) ;
• Ne pas procéder à des rachats d’actions au cours de l’année 2020 ;
• Ne pas avoir son siège fiscal ou de filiale sans substance économique dans un État ou territoire non-coopératif en matière fiscale tant qu’elle bénéficie d’une mesure de soutien en trésorerie. Pour les groupes, cet engagement couvre l’ensemble des entités et filiales françaises du groupe considéré, quand bien même seules certaines de ces entités ou filiales bénéficieraient d’un soutien
en trésorerie. »
L’engagement portait non seulement sur le non-versement des dividendes au sens strict mais aussi sur toutes les autres formes de distributions, en numéraire ou en actions. Quant aux rachats d’actions décidés après le 27 mars 2020 qui n’auraient pas été motivés par des pertes ni par l’attribution d’actions aux salarié.es, ils entrent dans le cadre de l’engagement. Celui-ci concerne donc les grandes entreprises bénéficiant de reports d’échéances fiscales et sociales octroyés et/ou de prêts garantis par l’État.
Cet engagement a-t-il été respecté ? La question se pose… En effet, en 2021, les 40 plus grandes capitalisations françaises ont versé à leurs actionnaires 69,4 milliards d’euros, dont 23,8 milliards sous la forme de rachat d’actions, soit une hausse de 15 % par rapport au niveau de 2019 (et de 93% par rapport à 2020). Elles s’apprêtent à verser 57,5 milliards d’euros en 2022. Le niveau record atteint en matière de distribution de dividendes pose la question de l’application et du respect de cet « engagement » qui, malheureusement, n’a pas été décliné dans une loi de finances. Comme la Cour des comptes elle-même le relève, [4], « Les mesures fiscales de soutien aux entreprises », 16 février 2022. « En cas de non-respect de ces « engagements de responsabilité », les échéances fiscales reportées doivent être remboursées avec application de pénalités de retard. Toutefois, les modalités de contrôle de ces engagements de responsabilité apparaissent insuffisamment définies. Il importe que l’administration fiscale suive la liste des entreprises liées par ces engagements, ce qui n’est pas le cas pour le moment, et prévoie de contrôler spécifiquement le respect de ces derniers ». La Cour des comptes craint manifestement que la stratégie de contrôle fiscal des entreprises oublie le respect de cet engagement.
L’enjeu n’est pas mince : A titre de comparaison, la seule augmentation des sommes versées aux actionnaires du CAC 40 en 2021 (environ 10 Mds d’euros) correspond environ au budget de la justice [5].
Par ailleurs, l’administration fiscale a déposé plus de 2500 plaintes pour fraude au fonds de solidarité, ce dispositif est jugé « insuffisamment contrôlé [6] par la Cour des comptes, qui appelle la Direction générale des finances publiques à renforcer son contrôle. Le nombre de plaintes est en effet peu élevé au regard des 90.000 dossiers considérés comme douteux.
Où en est le contrôle des aides ? L’engagement a-t-il été respecté ? Le gouvernement a-t-il prévu d’engager un contrôle et d’en livrer publiquement les résultats ? Au vu des profits records des grands groupes et de la situation sociale du pays, ces questions sont plus que légitimes.