Évasion fiscale : la commission des finances de l’Assemblée nationale sonne l’alerte
La commission des finances vient de publier un nouveau rapport spécial sur l’évasion fiscale. Ce rapport spécial, annexé au projet de loi de finances 2025, le troisième du genre, sonne l’alerte. Il appelle à faire de la lutte contre l’évasion fiscale un enjeu politique prioritaire.
Rappelons tout d’abord la genèse d’un tel rapport. En 2022, la nouveau président de la Commission des finances, Eric Coquerel, a souhaité mettre un coup de projecteur sur le sujet. Il a ainsi souhaité qu’un rapport spécial annuel sur l’évasion fiscale soit en quelque sorte dissocié du rapport spécial portant sur le programme « Gestion des finances publiques », celui-ci portant sur l’ensemble des moyens et des missions, au-delà du seul contrôle, des administrations fiscales et douanières. En 2022 et 2023, Charlotte Leduc, alors députée de la Moselle, était chargée de ce rapport. Depuis les dernières élections législatives, ce sont désormais Nicolas Sansu et Mathilde Feld qui en ont la charge. Cette troisième livraison confirme les deux premières. Elle comporte plusieurs volets.
L’estimation du phénomène, un enjeu politique !
S’agissant de l’estimation de ce fléau, le rapport rappelle l’évaluation de l’évitement illégal de l’impôt de 80 à 100 milliards d’euros, dont l’ordre de grandeur est confirmé par d’autres travaux. Il déplore cependant qu’à la différence de plusieurs autres pays, les tentatives des pouvoirs publics de disposer d’un travail sur l’estimation de l’évasion fiscale et sur son évolution n’aient pas abouti. Le rapport souligne à juste titre que l’évasion fiscale regroupe tout à la fois l’optimisation fiscale dite agressive et la fraude fiscale, entendue ici au sens pur du terme, sans pour autant compter les irrégularités provenant de simples erreurs. Le rapport prend d’ailleurs l’exemple des Cumcum et Cum Ex pour rappeler qu’entre optimisation agressive et fraude, la frontière est parfois peu étanche… Il appelle à un travail sérieux de mesure du phénomène.
La nécessité de combattre l’évasion fiscale se justifie en raison des multiples conséquences qu’elle entraîne : hausse des inégalités alimentée par l’évasion fiscale, pertes budgétaires et dégradation du consentement à l’impôt. Attac, qui a déjà dénoncé les effets de l’évitement fiscal dans son ensemble, souscrit aux termes du rapport.
- Qui estime l’évasion et la fraude fiscales et comment ?
Deux méthodes sont utilisées, parfois combinées, pour évaluer le manque à gagner de l’évitement fiscal. La première, dite ascendante, consiste à extrapoler les résultats du contrôle fiscal et à évaluer ce qu’il rapporterait s’il était mené sur toute la population et toutes les entreprises. Pour ce faire, il faut toutefois éviter certains biais, dont, le biais de sélection et le biais de détection. Concernant le biais de sélection, il faut en effet préciser que le contrôle fiscal n’est pas mené au hasard. Il fait l’objet d’un travail de programmation : en gros, les contrôles résultats d’une sélection qui fait apparaître des anomalies. On ne peut donc calculer une moyenne des résultats du contrôle fiscal et l’applique à l’ensemble des contribuables puisque de nombreux dossiers ne présentent aucune anomalie. Ne pas tenir compte de ce biais aboutirait à une estimation largement surévaluée. Inversement, le biais de détection consiste à estimer que tous les mécanismes d’évitement fiscal sont connus. Or, tel n’est évidemment pas le cas. Il faut donc analyser finement les effets du manque de coopération internationale ou encore la complexité et la sophistication de l’évitement fiscal, faute de quoi on peut aboutir à une estimation du manque à gagner largement sous-évaluées. Ces méthodes sont utilisées notamment par des chercheurs. La méthode descendante a été employée par l’Université de Londres (dans le cadre de l’estimation du manque à gagner de l’Union européenne en matière de recettes publiques), du réseau Tax Justice Network ou encore de l’Observatoire européen de la fiscalité. La seconde a été employée par le syndicat national Solidaires finances publiques.
L’insuffisance des moyens et de l’information du Parlement
Pour rappeler l’importance majeure de combattre l’évasion fiscale et permettre une meilleure coordination entre les services, le rapport propose de nommer un haut commissaire à la lutte contre l’évasion fiscale. Une proposition soutenue par Attac. Entrant dans le détail des procédures, des résultats et des moyens alloués au contrôle, le rapport préconise par ailleurs une plus grande transparence et une meilleure information du Parlement.
S’agissant des moyens, le rapport dénonce leur baisse tendancielle et rappelle que les récentes mesures (prises notamment dans le cadre du « plan Attal » qui tarde à se mettre en place et n’a toujours pas produit les effets escomptés par le pouvoir) n’ont hélas pas corrigé le tir. Le rapport s’appuie notamment sur le rapport publié par Attac et l’Union syndicale Solidaires en mars 2022 dans lequel il était démontré que la baisse des moyens humains se traduisait par une baisse du nombre de contrôles et par une baisse des résultats du contrôle fiscal. Et cela, alors que le nombre de contribuables et d’entreprises augmentait. Il résulte de ce « croisement des courbes » une baisse importante de ce que l’on nomme la « couverture du tissu fiscal », soit la proportion de contribuables et d’entreprises contrôlés.
Le rapport dénonce plus largement l’ampleur des suppressions d’emplois intervenus depuis 20 ans au sein de l’administration fiscale (plus de 40.000 dont 3.000 à 4.000 depuis le milieu des années 2000) et remarque que l « intelligence artificielle » (IA), à l’origine de plus de la moitié des contrôles fiscaux mais de 13,6 % des résultats financiers, ne saurait être présentée comme une alternative crédible, même si elle mérite d’être déployée et améliorée. Le rapport appelle donc a minima à stabiliser les effectifs de l’administration fiscale. Précisons toutefois que, en proportion de ses effectifs, aucune autre administration de la fonction publique d’État n’a connu une telle diminution, alors même que cette dernière est pourtant au service de toutes les autres, en permettant de récupérer des recettes indispensables au financement des services publics.
Pacte Dutreil, règlements d’ensemble, des coups de projecteurs bienvenus
Le rapport met en lumière certains dispositifs peu connus mais très utilisés dans les stratégies d’évitement fiscal, comme le « Pacte Dutreil », une exonération de 75 % de la valeurs des titres financiers qui profitent très largement aux plus aisés qui transmettent tout ou partie de leur entreprise. Le rapport appelle à une véritable évaluation des pertes générées par ce dispositif et propose de le limiter. Rappelons que la Cour des comptes déplorait le manque de travaux sur le coût du pacte Dutreil mais relevait que, selon le Conseil d’analyse économique, il pourrait atteindre 2 à 3 milliards d’euros par an.
Il pointe également certains dispositifs contractuels qui permettent de régler des litiges opposant l’administration à une entreprise. Le rapport relève la hausse du nombre de « règlements d’ensemble », passé de 116 n 2019 à 320 en 2022, qui désigne selon l’administration « la situation où, en présence de sujets complexes marqués par une forte incertitude juridique, l’administration conclut avec l’usager un accord global qui inclut une atténuation des droits par rapport à la lecture initialement retenue par l’administration de contrôle dans sa proposition. » Le rapport précise que cette « atténuation » a représenté un manque à gagner de 1,25 milliard d’euros. Là aussi, le rapport préconise une meilleure information du Parlement et qu’un contrôle soit mené par la Cour des comptes sur les règlements conclus.
Des recommandations nécessaires à tous les plans
Le rapport livre enfin des recommandations à mettre en œuvre au plan supranational qui ont un réel écho dans le débat public parmi lesquels un impôt minimum sur les grandes fortunes mondiales, un registre mondial des actifs (inspiré du cadastre financier mondial porté par Gabriel Zucman et soutenu par Attac), un impôt mondial sur les bénéfices, également dénommé « taxation unitaire » (une priorité pour Attac), l’élargissement des assiettes en réduisant les exonérations et exceptions en tous genres notamment, etc.
De manière générale, il appelle le législateur à anticiper, dans les mesures qu’il prend, les risques potentiels d’évitement fiscal. Il prend ainsi l’exemple du crédit d’impôt recherche, souvent plus utilisé pour réduire l’impôt sur les sociétés que pour financer de réels projets de recherche. Il plaide également pour élargir la liste française des territoires non coopératifs afin d’y inclure des pays que l’on peut véritablement qualifier de « paradis fiscaux » mais qui n’y figurent pas. Cette liste reste en effet intéressante puisqu’elle prévoit un « renversement de la charge de la preuve ». En d’autres termes, lors d’un contrôle faisant apparaît une transaction avec une entité établie dans l’un de ces pays, la présomption de fraude fiscale s’applique. Il propose enfin une meilleure reconnaissance et protection des lanceurs d’alerte.
Que faire, désormais ?
L’association Attac se reconnaît dans la plupart des constats et propositions du rapport. Elle appelle les Parlementaires, les élus, les mouvements politiques, associatifs et syndicaux à les porter afin de faire de la lutte contre l’évasion fiscale un enjeu de premier plan. Les propositions existent, seule manque la volonté politique.
Face aux enjeux de la période, combattre résolument l’évasion fiscale grâce d’une part, à une réforme fiscale limitant les possibilités de contourner la législation et d’autre part, à des moyens de contrôle à la hauteur n’est plus une option, c’est une nécessité tout à la fois,
– démocratique : il faut renforcer le consentement à l’impôt par la justice fiscale dont la lutte contre l’évasion fiscale est un pilier
– sociale : il faut renforcer les services publics et plus largement, ce que l’on qualifie de « modèle social » dans son ensemble,
– écologique : combattre l’évasion fiscale réduit la capacité des plus aisés à polluer et permet de dégager des ressources pour investir dans la « bifurcation sociale et écologique » qu’Attac appelle de ses vœux,
– budgétaire, puisque d’évidence, cela permet de dégager des recettes supplémentaires,
– économique, car cela bénéficiera aux acteurs économiques qui ne « trichent » pas.