Fraude fiscale, fraude sociale : les mécomptes du Premier président de la Cour

, par Équipe de l’Observatoire

Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. Le premier président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, vient une fois de plus de valider cette formule en déclarant : « Ce que nous proposons d’abord, c’est de lutter contre la fraude sociale. Autant sur la fraude fiscale, on a fait beaucoup, et je ne crois pas qu’il y ait des masses à gratter, autant, sur la fraude sociale, c’est très important, c’est à peu près 4,5 milliards d’euros par an. On récupère royalement 600 millions  ».

De la part du plus haut responsable de la Cour des comptes, chargée précisément « de s’assurer du bon emploi de l’argent public et d’en informer les citoyens », cette déclaration est confondante et indécente.

Cette déclaration est tout d’abord trompeuse car, envers et contre tous les travaux menés sur la question, elle laisse croire que la fraude sociale dans son ensemble (soit la fraude aux cotisations sociales et la fraude aux prestations sociales), est plus importante que la fraude fiscale. Rien n’est plus faux. Les estimations, qu’elles soient parcellaires (comme celle de l’Insee sur la seule fraude à la TVA, estimée entre 20 et 26 milliards d’euros [1] ) ou plus globales, comme celle de 80 à 100 milliards d’euros du syndicat Solidaires finances publiques [2] ou celle de 70 à 80 milliards d’euros de Gabriel Zucman [3]), montrent que la fraude fiscale surpasse, et de très loin, les formes de fraude sociale. Celles-ci sont en effet estimées aux environ de 3 milliards d’euros pour la fraude aux prestations sociales et de 8 à 13 milliards d’euros pour la fraude aux cotisations sociales [4]. Il y a donc davantage à gratter en luttant contre la fraude fiscale.

Elle est par conséquent politiquement très orientée, puisqu’elle s’inscrit de fait dans la droite ligne des personnalités qui nient l’importance de la fraude fiscale et mettent l’accent sur la fraude sociale, notamment la fraude aux prestations sociales. Ces personnalités, qui n’étayent jamais sérieusement leurs travaux, mènent en réalité un combat acharné contre le système de protection sociale. Elles lui préfèrent en effet un système largement privatisé. Les mêmes tentent par ailleurs de stigmatiser les immigrés, supposés vivre de la redistribution sociale, afin de légitimer leurs propres positions anti-immigration, voire xénophobes. Or, il est désormais démontré que la fraude sociale est le fruit, dans son immense majorité, de la fraude aux cotisations sociales organisée par des employeurs et de la fraude aux prestations sociales organisée, pour sa part, par des professionnels de santé. Dans le contexte, il est utile de le rappeler.

Elle méconnaît la réalité des comptes publics.
En effet, au-delà des questions liées aux estimations des diverses formes de fraudes, dans sa déclaration, Pierre Moscovici avance une estimation hasardeuse de 4,5 milliards d’euros, il semble manifestement cibler son propos sur la fraude aux prestations sociales. Ce faisant, il oublie fâcheusement de préciser qu’en matière de minima sociaux (souvent vilipendés par les néolibéraux et néolibertariens de tout poil), la fraude est très largement inférieure à l’économie procurée par le non recours. De très nombreuses personnes ne demandent pas les prestations auxquelles elles ont droit. Le taux de non recours se situe entre 30 % et 40 % [5]. Au final, les caisses publiques réalisent une économie d’environ 10 milliards d’euros (7 milliards d’euros nets en déduisant la fraude aux prestations sociales). Il n’y a donc rien à gratter de ce coté là.

En matière de rendement budgétaire, il est par ailleurs démontré dans les résultats financiers livés par les pouvoirs publics que la lutte contre la fraude fiscale est beaucoup plus rentable (ce qui est logique, la fraude fiscale étant elle-même beaucoup plus importante sur les diverses formes de fraudes sociales réunies). En 2024, le contrôle fiscal a ainsi identifié 16,7 milliards d’euros de fraude fiscale tandis que 11,4 milliards d’euros ont été encaissés, soit des sommes comparables aux années antérieures. Or, de l’aveu même de Pierre Moscovici dans sa déclaration, un peu plus de 600 millions d’euros ont été récupérés dans la lutte contre la fraude aux prestations sociales. Enfin, tout à sa hâte de jeter l’opprobre sur les prestations sociales, Pierre Moscovici oublie par ailleurs de préciser que 1,6 milliard d’euros ont été récupérés dans la lutte contre le travail dissimulé et la fraude aux cotisations sociales. En matière de rendement budgétaire du contrôle, les ordres de grandeur ne peuvent donc pas être comparés.

« Gratter », oui mais comment ?
Face à la réalité des chiffres, implacable, la principale anomalie réside dans la tendance lourde et historique de l’affaiblissement des moyens alloués aux services de contrôle engagés dans la lutte contre la fraude fiscale. La baisse des moyens humains est une réalité et se traduit de longue date par une baisse du nombre de contrôles [6]. L’utilisation croissante de l’intelligence artificielle (IA) se révèle pour l’instant très décevante : l’IA est à l’origine de la moitié des contrôles fiscaux mais représentent péniblement 14 % des résultats financiers du contrôle2 [7].

Renforcer les moyens humains de l’ensemble des services engagés contre la fraude fiscale est donc une nécessité absolue. Il faut par ailleurs renforcer la coopération entre les administrations nationales (fiscale, douanière, judiciaire, etc.), car les fraudes fiscales et aux cotisations sociales sont parfois étroitement liées, notamment au sein de certains circuits organisés. Renforcer la coopération internationale demeure par ailleurs indispensable tant les stratégies d’évasion et de fraude fiscale menées au plan international sont coûteuses. Enfin, il faut également des moyens juridiques à la hauteur des enjeux. Attac propose de longue date l’instauration d’une « taxation unitaire », qui neutraliserait notamment la manipulation des prix de transfert. L’élargissement de l’assiette des différents impôts (impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, TVA, etc.) grâce à la suppression de niches fiscales injustes et inefficaces réduirait la fraude à ces dispositifs, tous assortis de conditions parfois non respectées. Tous comptes faits, la Cour et les pouvoirs publics sont encore bien loin de montrer une telle ambition.

Notes

[1Insee, « Estimation des montants manquants de versement de TVA : exploitation des données du contrôle fiscal », juillet 2022.

[2Rapport de Solidaires finances publiques, « Quand la baisse des moyens du contrôle fiscale entraîne une baisse de sa présence », septembre 2018.

[3Post sur X de Gabriel Zucman, « Au total on peut estimer la fraude fiscale totale à 70-80 milliards d€/an », 16 avril 2025.

[4Dossier de presse du gouvernement présenté par Gabriel Attal, « Agir contre toutes les formes de fraudes aux finances publiques », mai 2023 et rapport du Haut Conseil au Financement de la Protection Sociale, « Lutter contre la fraude sociale : état des lieux et enjeux », juillet 2024.

[5Drees, « Non-recours aux prestations sociales : le manque d’information en tête des motifs selon les Français », décembre 2022. Saisine du Conseil économique, social et environnemental, « Quel accès et effectivité des droits sociaux en France ? », février 2024.

[6Rapport Attac-Union syndicale Solidaires, « Fraudes fiscale, sociale, aux prestations sociales, ne pas se tromper de cible », mars 2022.

[7Voir notamment, Délégation à la prospective du Sénat, « L’IA et l’avenir du service public », rapport n° 491(2023-2024).