Crypto actifs/monnaies et délinquance financière
Nés de la crise de 2008 et de la numérisation de l’économie, les crypto-actifs (ou cryptomonnaies) nourrissent régulièrement le débat économique. Leur statut et les opérations qu’ils autorisent interrogent : quel est leur intérêt intrinsèque ? Quels sont les risques liés à leur utilisation ? Quelle régulation mettre en place ? Les travaux menés sur ce sujet complexe tentent de répondre à ces questions que nous nous efforçons de résumer le plus simplement possible ici.
De quoi parlons-nous ?
Définissons tout d’abord les termes en présence. Pour l’Autorité des Marchés Financiers, « Les « cryptomonnaies », plutôt appelés « crypto-actifs », sont des actifs numériques virtuels qui reposent sur la technologie de la blockchain (chaîne de bloc) à travers un registre décentralisé et un protocole informatique crypté. Un crypto-actif n’est pas une monnaie. Sa valeur se détermine uniquement en fonction de l’offre et de la demande. Les crypto-actifs ne reposent pas sur un tiers de confiance, comme une banque centrale pour une monnaie. Il existe à ce jour plus de 1 300 "crypto-actifs » [1].
Les crypto-actifs représentent des actifs virtuels, car ils ne sont pas matérialisés à la différence de la monnaie fiduciaire. Ils sont stockés sur un support électronique permettant à une communauté d’utilisateurs les acceptant en paiement de réaliser des transactions sans avoir à recourir à la monnaie légale, ce qui les distingue des opérations monétaires dématérialisées. Juridiquement, une crypto-monnaie n’est pas une monnaie « classique » puisqu’elle ne dépend d’aucune institution et ne bénéficie d’aucun cours légal dans aucun pays. À la différence de monnaies comme l’Euro, elle échappe au réseau des banques centrales et au marché des devises. Elles ont toutefois une valeur qu’il est cependant difficile d’évaluer précisément.
Les cryptoactifs sont créés par des communautés d’internautes (les « miners ») sur la base d’un algorithme. Celui-ci génère des « jetons » qui sont distribués aux « miners » sur la base de critères divers. La technologie employée est celle de la « blockchain » [2] , qui conserve la trace des transactions et fonctionne comme une banque décentralisée et autonome de toute autorité. Ces jetons sont stockés dans des coffres-fort dématérialisés, logés sur ordinateur ou dans le cloud. Ils sont transférables via internet et anonymement au sein des membres de la communauté.
Les cryptoactifs ne s’échangent pas seulement en circuit fermé : ils peuvent être vendus contre d’autres cryptoactifs ou contre de la monnaie traditionnelle, être investis dans des secteurs à risque (le marché de l’art, l’immobilier…), etc. S’ils sont volatils par nature, certains cryptoactifs jouent cependant un rôle de stabilisateur. C’est le rôle des stablecoins, qui constituent une passerelle entre les cryptomonnaies et les monnaies fiduciaires classiques. À la différence des autres cryptomonaies, leur cours est en effet adossé à une valeur-refuge (comme le dollar américain ou l’or), ce qui réduit leur volatilité.
Depuis leur création, les crypto-actifs se développent et se démocratisent. La valorisation du marché des crypto-actifs représentait 1 100 Md$ fin 2023 et environ 14 millions d’utilisateurs au sein de la zone euro. En France, la moitié des nouveaux investisseurs aurait investi dans les crypto-actifs alors que ce chiffre s’établit à 25% pour les investisseurs traditionnels [3]. La Cour des comptes relève que « l’ADAN et le cabinet KPMG estiment que cinq millions de Français détenaient des actifs numériques en France en 2022, contre quatre millions de personnes en 2021 (…) les Français auraient investi entre 20 Md€ et 25 Md€ en actifs numériques en 2023 » [4]. Enfin, Chainalysis évalue à 3,5 Md€ les plus-values nettes réalisées en 2021 sur les portefeuilles d’actifs numériques en France [5].
L’AMF, qui tient une liste noire des entités à risque pour l’épargne, identifie plusieurs risques pour les personnes voulant investir dans les cryptomonnaies :
• la bulle spéculative, le cours des crypto-monnaies étant très volatil,
• de piratages informatiques (hacking) ;
• le blanchiment des capitaux.
Cryptoactifs, blanchiment et évasion fiscale
Les cryptoactifs sont mobiles, ils circulent sans intermédiaire et ne connaissent pas de frontière. Il est aisé de déplacer des montants d’un compte virtuel à un autre sans identification du donneur d’ordre. Ces montants peuvent ainsi transiter vers des utilisateurs eux-mêmes anonymes disséminés dans plusieurs pays, éventuellement même dans des paradis fiscaux et judiciaires. Ils peuvent ainsi échapper à toute règle et à tout contrôle.
Surtout, la monnaie virtuelle garantit la discrétion et l’anonymat. À titre d’exemple, le protocole Bitcoin n’exige pas et ne fournit pas d’identification et de vérification des participants. L’anonymat est une des caractéristiques principales de la blockchain, il est source de risques. La création d’un portefeuille virtuel sur Internet est gratuite et anonyme, elle ne nécessite pas de formalité particulière. Si les transactions sont enregistrées dans la blockchain et peuvent être inspectées ou que le solde de la quantité de crypto-monnaie dans une adresse est visible, le fait que les adresses crypto ne soient pas enregistrées sur la base du nom d’une personne, contrairement aux comptes bancaires, accroît l’utilisation des cryptoactifs dans des activités telles que le blanchiment d’argent ou encore le financement d’activité criminelles. De ce point de vue, les cryptoactifs offrent une opacité comme le secret bancaire pouvait l’offrir dans certains paradis fiscaux. Dans ces conditions, il est donc très difficile pour les organismes de contrôle de tracer les flux et d’identifier les bénéficiaires des transactions, les fraudes, etc.
La situation est d’autant plus préoccupante qu’il n’y a d’ailleurs jamais eu autant d’argent blanchi en cryptomonnaies qu’en 2022. Selon une étude de Chainalysis [6] , 23,8 milliards de dollars d’argent sale en cryptomonnaies ont ainsi transité sur la blockchain en 2022 pour y être convertis en monnaie sonnante et trébuchante. Une augmentation de 68% par rapport à l’année précédente.
Les règles applicables, longtemps dépassées (comme en matière de fiscalité numérique), tentent de s’adapter avec difficulté. Sur le plan fiscal, les règles actuelles sont les suivantes : sont imposables les cessions en contrepartie d’une monnaie ayant cours légal, mais pas celles en contrepartie d’une autre cryptomonnaie. Lorsqu’une plus-value est réalisée par exemple, les textes prévoient l’application du prélèvement forfaitaire unique. L’activité de « minage » quant à elle est imposable à l’impôt sur le revenu.
En pratique, la situation est toutefois plus complexe. Le développement des stablecoins permet d’échapper à l’impôt : un investisseur qui réalise une plus-value sur actifs numériques n’est plus obligé de transformer ses actifs en monnaie légale et peut transformer ses actifs en un stablecoin adossé à cette monnaie légale, sans être pour autant imposé dans la mesure où il ne sort pas du secteur des crypto-actifs. De leur côté, les émetteurs de stablecoins n’ont pas l’obligation de s’enregistrer auprès des autorités de régulation, ce qui garanti l’anonymat à leurs clients et les dispense de signaler les transactions susceptibles d’être illicites. Les stablecoins mondiaux, et plus globalement les cryptoactifs, posent donc un défi immense, tant pour la lutte contre la délinquance économique et fiscale que pour la stabilité financière.
L’écart entre les plus-values estimées par Chainalysis (3,5 Md€) et déclarées à la DGFiP (0,4 Md€) ne saurait s’expliquer par les seules plus-values issues d’échanges entre actifs numériques. Elle montre que les cryptoactifs nourrissent l’évasion et la fraude fiscales.
Au-delà de l’évitement de l’impôt, les cryptoactifs sont également utilisés dans le blanchiment par la conversion en actifs numériques des revenus tirés d’activités illicites, le blanchiment pouvant être réalisé « en utilisant des plateformes qui ne sont pas soumises à des obligations de LCBFT ou dont les contrôles sont défaillants, sur lesquelles les fraudeurs peuvent convertir des fonds illicites en crypto-actifs afin de les transférer vers d’autres comptes ou de les revendre contre des monnaies » [7]. Ils peuvent également alimenter la spéculation et le financement du terrorisme par exemple. Tracfin, qui s’alarme de l’utilisation croissante des cryptoactifs dans les activités illicites, estime la valeur des flux suspects à 5,1 % des échanges, soit près de 5,3 Md€ au plan mondial [8]. Autant de constats qui montrent qu’adapter le cadre législatif est urgent.