De 1789 à aujourd’hui : l’impôt contesté par les conservateurs

, par Équipe de l’Observatoire

S’interroger sur l’impôt implique de revenir sur les débats qui ont jalonné l’histoire. Plus de deux siècles après la Révolution et cent ans après le vote de l’impôt progressif sur le revenu, un constat s’impose : certains arguments traversent le temps…

Un débat sur la fiscalité ancien et permanent

En mai 789, Louis XVI se résout à convoquer les États généraux pour sauver le royaume de la faillite. Dans les cahiers de doléances figure la double exigence de justice fiscale et d’égalité devant l’impôt : les revendications font ainsi état d’une réforme fiscale ou de la suppression des droits féodaux. Sont alors posées les bases de la nuit du 4 août et de la future Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont l’article 13 stipule que l’impôt est « une contribution commune qui doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». La révolution de 1789 mais aussi les révolutions industrielles, l’évolution des institutions ou encore les périodes de rupture (guerre, crises) ont eu des conséquences majeures sur l’évolution du système fiscal.
Malgré des oppositions farouches, l’impôt (entendu ici au sens large et non sous l’angle du seul impôt sur le revenu) aura accompagné la création et l’évolution de l’État. Il est en effet l’outil de financement des politiques publiques, même si les approches divergent à son sujet. Moins que le principe même de l’impôt, ce sont ses objectifs, sa répartition et sa structure qui ont toujours alimenté le débat.
Ces questions demeurent présentes dans le débat fiscal : aujourd’hui comme hier, l’une des questions fondamentales porte sur les objectifs assignés à l’impôt. Doit-il purement et simplement financer l’action publique en négligeant les conséquences que la politique fiscale peut avoir sur les inégalités et la répartition des richesses ? Doit-il au contraire corriger les inégalités et tenir compte de la faculté des contribuables ? Doit-il intervenir dans l’activité économique et si oui, selon quels critères économiques, sociaux, comportementaux ? Les réponses à ces questions sont essentielles, elles révèlent des choix de société.
L’impôt contesté

Les débats relatifs au projet de création de l’impôt progressif sur le revenu montrent combien le débat sur la fiscalité peut susciter les passions et les dissensions. De la seconde moitié du XIXe siècle au mois de juillet 1914, date de promulgation de la loi qui le créa, ce projet a soulevé de nombreuses controverses et provoqué presque autant de polémiques. Défendu avec une certaine constance par Georges Clemenceau et Jean Jaurès (chacun à sa manière), il a été fortement décrié avec tout autant de constance (parfois même de violence) par, notamment, Adolphe Thiers et Jules Roche.

L’impôt contre la propriété ?

Certaines opinions particulièrement tranchées se sont exprimées à chaque époque pour condamner l’impôt en tant que tel. « Lever un impôt, c’est faire tort à la société », prétendait ainsi Jean-Baptiste Say (1767 – 1832), devançant Murray Rothbard (1926 – 1995) pour lequel « l’impôt est un vol, purement et simplement » [1]. Paul Leroy-Beaulieu (1843 – 1916) est proche de ces thèses. En 1908, il déclare à propos du projet de création de l’impôt sur le revenu : « Il n’y a pas de termes assez sévères pour juger pareilles prescriptions. C’est abominable, c’est scandaleux, c’est du vol, c’est de la piraterie ! » [2]. Il clame que cet impôt est « aussi catastrophique que la révocation de l’édit de Nantes », pas moins !
Depuis que ce projet est débattu, la principale cible des opposants à l’impôt sur le revenu est sa progressivité. Parmi les critiques les plus virulentes des milieux conservateurs et libéraux, on notera la position de l’économiste austro-américain, Ludwig Von Mises pour lequel « l’impôt progressif est un mode exagéré d’expropriation » [3].
La droite n’est pas la seule à s’être déchaînée contre ce projet : quelques personnalités de gauche s’y sont opposées. Pour Pierre-Joseph Proudhon, un impôt faiblement progressif n’aurait pas l’efficacité attendue de ses partisans et, à l’inverse, une progressivité marquée irait jusqu’à la confiscation. Pour lui, « l’impôt progressif se résout, quoi qu’on fasse, en une défense de produire, en une confiscation, en une mystification »  [4]. Pour Jean Jaurès au contraire, il s’agit de lier la question sociale et la question fiscale. Ardent défenseur de l’impôt sur le revenu, il apporte son soutien au projet du radical Joseph Caillaux en ces termes : « Oui, nous voterons tous énergiquement, passionnément pour instituer l’impôt général et progressif sur le revenu, sur le capitalisme et sur la plus-value avec déclaration contrôlée.
Nous le voterons parce que, quelle que soit la répercussion possible, et il en est toujours, les impôts ainsi établis sur le grand revenu et le grand capital sont moins fatalement répartis et pèsent moins brutalement sur la masse que les impôts directs qui atteignent directement le consommateur ou le paysan sur sa terre et sur son sillon ».

L’impôt contre l’économie ?

Du XIXe siècle à aujourd’hui, une question revient sans cesse : l’impôt serait-il néfaste à l’activité économique ? Débattue depuis toujours, cette critique contre l’impôt progressif sur le revenu prétend qu’en surtaxant les riches, il les fera fuir, ce qui nuira à l’économie car cela découragera les investisseurs. La crainte régulièrement exprimée est celle d’une éventuelle « folle » hausse des taux. Hantés par ce risque, les opposants à l’impôt sur le revenu refusent ce projet dans son ensemble et ne veulent pas céder aux propos des partisans mesurés de l’impôt progressif qui leur promettent une progressivité modérée. Pour les opposants à l’impôt, l’État est un ennemi de la liberté individuelle : il faut donc réduire le plus possible ses capacités d’action et son champ de compétences. Depuis les années 1970, cette approche a été défendue par les promoteurs du néolibéralisme, dont Margaret Thatcher pour laquelle « la société n’existe pas, il n’y a que des individus ». Ce qui a conduit à une contre-révolution fiscale faisant de l’impôt une charge devant être réduite à tout prix, et jetant le discrédit sur l’impôt.

Vous avez dit « inquisition fiscale » ? Le combat contre la déclaration des revenus…

Si la progressivité de l’impôt sur le revenu a été contestée [5], la déclaration des revenus (nécessaire au calcul de cet impôt) a été également combattue au nom de la lutte contre une prétendue « inquisition fiscale ». L’instauration d’une déclaration constitue une évolution notable du système fiscal aussi décisive que la progressivité elle-même. Les opposants à l’impôt sur le revenu ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : au début du XXe siècle, ils justifient leur opposition au principe de la déclaration des revenus en prétendant qu’elle ne constitue ni plus ni moins qu’une « violation du secret à l’abri duquel les fortunes naissent ou grandissent » [6]. Leur stratégie est claire : une déclaration des revenus étant indispensable à l’établissement de l’impôt, combattre la déclaration ne vise qu’à empêcher l’instauration de l’impôt sur le revenu.
Bien qu’étant l’objet de multiples retouches et réformes, l’impôt est toujours en place et, à part quelques voix isolées, personne ne songe sérieusement à le supprimer. Faut-il en déduire qu’il ne suscite plus de polémiques ? À l’évidence, non. Sa structure et sa progressivité demeurent souvent discutées et le thème de l’inquisition fiscale est repris ici ou là sous d’autres formes. Certaines expressions y font encore référence, ne serait-ce par exemple que pour dénoncer certains aspects du contrôle fiscal [7].

Notes

[1Murray Rothbard L’éthique de la liberté, 1982

[2P. Leroy-Beaulieu, dans L’économiste français du 28 mars 1908

[3Ludwig von Mises, L’Action humaine, traité d’économie, 1949.

[4P.-J. Proudhon, Théorie de l’impôt, posthume, 1866 [texte présenté et commenté par Thierry Lambert, Paris, L’Harmattan, 2000

[5L’application de l’impôt sur le revenu commence en 1916 avec un taux particulièrement faible de 2%… La loi du 31 juillet 1917 viendra compléter cet impôt, mais c’est déjà une autre histoire…

[6Armand Elzéard Gauthier, La Réforme fiscale par l’impôt sur le revenu, Paris, Alcan, 1908 (cité dans Pouvoirs, no 23, L’Impôt, novembre 1982)

[7Sur le site <contribuables.org> figure ce commentaire : « Les chiffres fournis par le rapport 2011 de la direction générale des Finances publiques (DGFiP) donnent une idée précise de l’ampleur de l’inquisition fiscale française. »