Qui supporte l’impôt in fine : l’incidence fiscale, un enjeu capital
Terme peu utilisé dans le débat public, l’incidence fiscale a de prime abord tout d’une question de spécialistes. Loin s’en faut en réalité. En résumé, il s’agit de savoir qui supporte l’impôt in fine, c’est-à-dire après les répercussions éventuelles du coût de l’impôt dans les rémunérations et/ou les prix, bref, sur les ménages. Si le concept est aisé à comprendre, mesurer l’incidence fiscale réelle n’est toutefois pas chose aisée. Nous verrons en quoi l’incidence fiscale est une question importante dont il faut s’emparer pour éviter que la pensée dominante se l’approprie.
L’incidence fiscale en version « classique »
L’incidence fiscale se définit comme l’analyse de la répartition de l’impôt entre les différents agents économiques. Elle part du postulat que le coût de l’impôt (soit le montant à payer) se répercute et que celui qui supporte effectivement le coût de l’impôt est indépendant de celui qui est légalement tenu de le payer à l’administration fiscale. À l’instar de la TVA, payée par le consommateur avant d’être reversée à l’administration fiscale par l’entreprise, les autres impôts seraient donc tous peu ou prou supportés en dernier ressort par les ménages.
La question n’est pas nouvelle. Dans « La richesse des nations » (1776), Adam Smith estimait que la plupart du temps, « L’impôt est payé, en fin de compte, par le dernier acheteur ou consommateur ». Une analyse partagée quelques années plus tard par Jean-Baptiste Say dans son « Cours complet d’économie politique pratique » (1840) : « l’impôt que le producteur est obligé de payer fait partie de ses frais de production (…) il faut bien qu’il augmente le prix de ses produits ; et de cette manière fasse supporter au moins une forte partie de l’impôt à ses consommateurs ». Le débat sur l’incidence fiscale est essentiellement ciblé sur les impôts des entreprises. Après tout pourraient dire certaines voix, pourquoi ne pas aller au bout de la logique et de ne faire supporter les impôts que par les ménages, en supprimant au passage tous les impôts des entreprises ?
L’incidence fiscale réelle
L’affaire est en réalité plus complexe. Traditionnellement, on estime que la répercussion de l’impôt d’une entreprise peut prendre plusieurs formes. La répercussion du coût d’un impôt dans le prix payé par le consommateur est la plus évidente. On peut également assister à une augmentation de la productivité des « facteurs de production » sans pour autant voir augmenter les salaires. Dans ce cas, ce sont les salariés qui, en n’étant pas augmentés, supportent le coût de l’impôt de leur entreprise, celle-ci pouvant générer des bénéfices (ou limiter ses pertes) sans accroître ses « coûts de production », salaires compris…
Les ménages concernés par l’incidence fiscale découlant d’une hausse ou d’une baisse des impôts sur les entreprises ne sont pas les mêmes. Ils peuvent être riches ou non, résider en France ou non, etc. Contrairement aux postulats des néolibéraux, une hausse de l’imposition des entreprises par exemple ne se traduira pas forcément par une hausse des prix payés par les ménages. Elle peut également se traduire par une diminution du versement de dividendes qui affectera certes le revenu de ménages mais en l’occurrence, des actionnaires, qu’ils résident en France ou pas. Elle peut également se traduire par des mises en réserve ou encore des investissements, dans la mesure où ceux-ci donnent lieu à des amortissements déductibles du bénéfice imposable, ce qui peut par ailleurs favoriser l’activité économique de l’entreprise.
L’incidence fiscale varie donc selon plusieurs facteurs : le type de prélèvement, le secteur d’activité voire les entreprises d’un même secteur, etc. L’analyse pouvant en réalité se décliner presque à l’infini. Elle s’applique également aux impôts des particuliers. A titre d’exemple, les générations de « niches fiscales » concernant l’immobilier ont eu des impacts sur les prix de l’immobilier dans de nombreux secteurs concernés par l’attrait de la défiscalisation. Les loyers de ces secteurs ont ainsi parfois augmenté rapidement, provoquant en effet d’éviction au détriment des pauvres et des classes moyennes, qui ont en réalité supporté le coût de la défiscalisation dont bénéficiaient les ménages qui en avaient les moyens. L’incidence fiscale rime ici avec indécence fiscale et sociale...
Incidence fiscale néolibérale, incidence de l’injustice fiscale
Le raisonnement classique consiste à postuler qu’un impôt est immanquablement répercuté dans les prix et, par conséquent, qu’il faut baisser les impôts, en priorité ceux des entreprises, pour éviter une telle répercussion. La vision est pour le moins étroite. En effet, dans une économie financiarisée et largement déréglementée, une baisse des impôts peut également nourrir la spéculation et provoquer des dommages collatéraux (la crise de 2007-2008 nous le rappelle).
Surtout, il n’est pas anormal que socialiser une partie des richesses par l’impôt ou les prélèvements sociaux ait une incidence sur la formation des prix notamment. En effet, la prise en charge des besoins (sociaux, écologiques, etc) a un coût. Dès lors, le choix est d’organiser cette prise en charge soit de manière collective (par l’impôt et les cotisations sociales) soit de manière individuelle (par le paiement des ménages à des organismes privés de type fonds de pension ou assurance santé privée). Dans les deux cas, une partie de la richesse produite sera prélevée, ce qui aura une incidence pour les ménages pris isolément et pour l’ensemble de la société. Dans le premier cas, le but est de financer collectivement l’action publique et la protection sociale, ce qui aura une incidence économique et sociale évidente : l’ensemble de la population bénéficiera de cette prise en charge, contrairement au second cas dans lequel seuls les ménages ayant les moyens financiers pourront bénéficier d’une couverture sociale notamment. Socialiser par l’impôt et les cotisations sociales relève donc d’un choix de société. De ce point de vue, on précisera que l’incidence fiscale de l’évasion fiscale est particulièrement néfaste : son coût pèse à la fois sur l’action publique et sur les ménages honnêtes, qui se retrouvent à payer une partir du coût de l’évasion fiscale.
L’incidence fiscale est donc un enjeu capital, mais à la condition de l’analyser dans toutes ses dimensions et non comme une justification à la baisse de certains impôts...