Y aura-t-il un super « SAPIN » pour les Lanceurs d’ Alerte à Noël ? Questions à Antoine Deltour

, par Équipe de l’Observatoire

Le 17 novembre, l’ assemblée nationale votera une loi sur la transposition en droit français de la directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte.

Antoine Deltour, lanceur d’ alerte dans l’ affaire Lux Leaks et membre du conseil d’ administration de la Maison des Lanceurs d’ Alerte [ https://mlalerte.org/] répond à nos questions.

Peux tu nous rappeler l’affaire Lux Leaks et le rôle que tu as joué dans cette affaire ? Quelles ont été les conséquences de cette affaire pour vous lanceurs d’alerte et quel enseignement en retiens-tu ?

L’affaire Luxleaks est la révélation en 2014, par l’International Consortium of Investigative Journalism (ICIJ), de pratiques d’optimisation fiscale agressive en vigueur au Luxembourg. L’administration fiscale y approuvait avec complaisance des accords fiscaux (« tax rulings ») conçus par les grands cabinets d’audit (« big 4 ») au bénéfice de très nombreuses multinationales. J’ai copié plus de 500 accords fiscaux, extrêmement confidentiels et avantageux, au moment de ma démission de PricewaterhouseCoopers (PwC), un des quatre « big 4 ». Des dizaines de journalistes de plusieurs continents ont enquêté sur ces documents, complétés de ceux extraits par Raphaël Halet, autre salarié de PwC. La publication simultanée des enquêtes et des documents a eu lieu fin 2014, au moment où Jean-Claude Juncker prenait la présidence de la Commission Européenne.
L’indignation suscitée par ces révélations a donné un coup d’accélérateur à la transparence fiscale en Europe. Mais dans le même temps, j’ai dû affronter des poursuites pénales au Luxembourg, tout comme Raphaël Halet et Édouard Perrin, le journaliste ayant obtenu les documents en premier. Je risquais jusqu’à 10 ans de prison et 1,3 millions d’euros d’amende. De très nombreux soutiens m’ont permis de me défendre efficacement. À l’issue de quatre procès, la qualité de lanceur d’alerte m’a été pleinement reconnue et j’ai ainsi été acquitté au pénal. Mais suite à des arrêts défavorables de la Cour de cassation de Luxembourg puis de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), le cas de Raphaël Halet doit encore être étudié par la Grande Chambre de la CEDH.
Évidemment, ni Raphaël ni moi ne nous attendions à de telles conséquences en agissant en simple sources anonymes d’un journaliste. Il y a eu des moments difficiles, mais j’ai finalement beaucoup moins souffert que de nombreux lanceurs d’alerte, dont le préjudice peut comporter une perte totale d’employabilité, une rupture avec les proches, des menaces sur la sécurité physique voire un exil forcé. Et surtout, les répercussions ont largement dépassé mes espérances. Les sujets qui m’indignaient ont trouvé une audience très large au point d’avoir un impact concret sur le cours de choses. Je n’éprouve donc aucun regret, bien au contraire.

Qu’ a apporté la loi sapin 2 sur la protection des LA et quels en sont les manques ?

Avant la loi Sapin 2, plusieurs dispositifs morcelés et parfois incohérent coexistaient. Le principal apport est donc la création d’un régime unique, plus visible, autour d’une définition large. En particulier, une alerte peut avoir lieu en dehors de l’environnement professionnel et porter sur un « préjudice grave pour l’intérêt général », donc sans qu’il n’y ait nécessairement de violation du droit (ce point faisait débat dans le cas des Luxleaks).
La principale lacune de la loi Sapin 2 réside dans les conditions strictes que le lanceur d’alerte doit remplir pour bénéficier d’une protection. Hors cas de danger grave et imminent (qu’il faut pouvoir prouver), le lanceur d’alerte a l’obligation de suivre une procédure en trois paliers, dont le premier consiste à porter l’alerte en interne, c’est-à-dire en se manifestant auprès de sa hiérarchie. Cela présente un risque évident de faire naître des représailles voire de faire disparaître de preuves. Un délai et des conditions sont fixées pour ensuite pouvoir porter l’alerte auprès d’autorités externes (deuxième palier) et enfin auprès du public.

Que propose la directive européenne, ses points positifs et ses manques ?

La directive européenne adoptée fin 2019 a déjà le grand mérite d’instaurer une protection des lanceurs d’alerte partout en Europe. Rappelons que l’alerte donne le pouvoir à chaque citoyen de se constituer en dernier rempart, lorsque les régulations existantes dysfonctionnent. C’est donc un outil de revitalisation de la démocratie bienvenu, notamment dans les pays où les libertés publiques sont particulièrement attaquées.
L’avancée principale de la directive est la liberté donnée au lanceur d’alerte d’opter sans délai pour le deuxième palier. Le lanceur d’alerte pourra ainsi choisir de porter l’alerte directement auprès des autorités sans obligation de faire au préalable un signalement interne. Ce point constitue une amélioration significative du dispositif Sapin 2.
Par ailleurs, les lanceurs d’alerte doivent être protégés de toute forme de représailles, lesquelles doivent être sanctionnées, et les dommages subis par les lanceurs d’alerte doivent être réparés. Il n’y a pas d’obligation d’agir de manière désintéressée, qui pouvait être instrumentalisée en jusice. Le rôle des facilitateurs de l’alerte est protégé dans une certaine mesure, mais le cas des lanceurs d’alertes personnes morales n’est pas encore prévu.
La principale limite de la directive concerne son champ d’application, limité aux violations du droit européen et au contexte professionnel. La transposition en droit français devrait heureusement appliquer les apports de la directive au champ large issu de la loi Sapin 2.

Si cette directive et sa transposition en droit français avaient été antérieur à l’affaire Luxleaks, pense tu que ta situation et ton combat auraient été facilités en tant que lanceur d’alerte ?

L’exemple des Luxleaks souligne tout l’intérêt d’un cadre protecteur européen : des salariés Français faisaient l’objet d’une plainte au Luxembourg pour des révélations de portée internationale. Les dispositions de la directive n’auraient peut-être pas empêché une procédure judiciaire, mais nous aurions eu des arguments beaucoup plus puissants pour nous défendre. La procédure n’aurait donc peut-être été aussi longue.
La directive invite aussi les États membres à apporter un soutien financier et psychologique. Un comité de soutien a collecté plu de 100 000 euros pour me défendre. Mais toutes les alertes ne permettent pas de mobiliser autant de solidarité. L’enjeu est donc que la puissance publique réponde à ce besoin matériel des lanceurs d’alerte. Il existe une forte incertitude sur la manière dont la France va légiférer sur ce point.

Cette directive risque-t-elle de limiter la portée de textes potentiels futurs en faveur des lanceurs d’alerte ?

Une fois la directive transposée, on ne sait pas dans quel délai le sujet reviendra à l’agenda. Il y a un risque que les propositions qui n’auront pas convaincu à cette occasion restent dans les cartons un certain temps. Mais le droit évolue toujours pas étapes. Il faut nécessairement du temps pour sensibiliser et faire progresser les idées nouvelles. L’alerte est un sujet maintenant bien identifié et les lignes ont beaucoup bougé en seulement quelques années. Il faut espérer que les progrès récents se poursuivent.

Y-a-t-il des freins à cette transcription en droit français et si oui, quelles en sont les raisons ?

On peut faire deux constats. Premièrement, la France ne s’est pas empressée de transposer la directive. Le délai officiel s’achève le 17 décembre et ne sera vraisemblablement pas respecté. Deuxièmement, chose assez rare, la transposition ne prend pas la forme d’une initiative du gouvernement mais d’une proposition de loi, impulsée par le député Sylvain Waserman. Pour autant, cette proposition de loi est soutenue par la majorité parlementaire et elle est le fruit d’une phase d’écoute et de concertation assez constructive.
Dans les milieux économiques, il existe certainement des craintes dues au risque de réputation et aux nouvelles obligations liées à l’alerte. Mais les positions exprimées jusqu’ici par les organisations patronales ne seraient pas aussi hostiles aux lanceurs d’alerte qu’on pourrait le penser. A vrai dire, une part importante de la bataille a déjà été gagnée au niveau européen, grâce à une coalition exemplaire d’ONG et de syndicats.

Quelles sont les propositions clés de la MLA pour aller plus loin qu’une simple transposition ?

Le secours financier apporté aux lanceurs d’alerte, tel que prévu dans la version initiale de la proposition de loi, semble fragile. La MLA propose la création d’un fonds de soutien dédié doté d’un financement robuste. À défaut, il serait souhaitable de faciliter l’accès des lanceurs d’alerte à l’aide juridictionnelle.
Par ailleurs, nous questionnons la temporalité de la protection accordée aux lanceurs d’alerte. Le Défenseur des Droits pourrait reconnaître la recevabilité des alertes afin d’ouvrir des droits aux lanceurs d’alerte sans attendre l’issue de longues procédures judiciaires.
De plus les référents internes, interlocuteurs des lanceurs d’alerte au sein des organisations, sont rarement indépendants des directions et peuvent subir eux-mêmes des pressions. Nous proposons que la loi accorde aux référents le statut de salariés protégés.
La MLA propose aussi de renforcer la protection accordée aux facilitateurs de l’alerte. En particulier, il serait souhaitable que des personnes morales puissent se substituer aux lanceurs d’alerte pour diffuser leurs révélations. Ce serait une excellente solution pour ne pas exposer inutilement les lanceurs d’alerte.