Les patrimoines les plus importants de moins en moins imposés...

, par Équipe de l’Observatoire

La fiscalité du patrimoine suscite des débats passionnés. Elle est l’objet de polémiques avec notamment la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), plutôt sa transformation en impôt sur la fortune immobilière (IFI), l’une des mesures emblématiques du quinquennat d’Emmanuel Macron et l’une des plus contestés. Elle est également l’objet de malentendus, notamment autour des droits de succession.

Les mesures prises au cours du quinquennat constituent un accélérateur d’une tendance plus ancienne et globale. En effet, après un bilan éclairant du deuxième rapport du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital publié en octobre 2020 et un premier bilan de l’IFI, cette tendance se confirme : nous assistons bel et bien à une chute de l’imposition des patrimoines les plus importants. Nous revenons ici sur les mécanismes et l’impact de cette tendance.

L’IFI et le PFU, pour moins imposer le stock et les revenus financiers

Rappelons que l’ISF, considéré comme peu rentable, rapportait près de 5 milliards d’euros en 2017. L’IFI rapporte désormais 1,56 milliard d’euros et concerne 143000 foyers. De fait, la transformation de l’ISF en impôt sur la fortune immobilière (IFI), tout comme l’instauration d’une « flat-tax » sur les revenus financiers (le prélèvement forfaitaire unique, au taux proportionnel), a bénéficié aux plus aisés qui concentrent une large part du patrimoine et des revenus financiers.

Pour le comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital (rattaché à France Stratégie, une institution placée auprès du Premier Ministre), cette baisse tendancielle du taux d’imposition des patrimoines les plus importants a été engagée au début des années 2000. Elle concerne notamment les patrimoines déclarés à l’ISF de plus de 10 millions d’euros : ainsi, « après avoir atteint un maximum en 1998, aux alentours de 1 %, ce taux a baissé ensuite pour s’établir à 0,43 % juste avant la réforme de l’IFI. Le passage à l’IFI a lui-même abouti à diviser par deux le taux d’imposition de ces très hauts patrimoines ».

Cette baisse s’explique principalement par la création de certaines niches fiscales qui concernait l’ancien ISF et par la baisse du taux le plus élevé de son barème (passé de 1,8 à 1,5% en 2013) ainsi que par le plafonnement (la somme de l’ISF – ou de l’IFI actuellement- et des impôts directs ne pouvant pas dépasser 75 % de son revenu, alors que ce plafonnement atteignait 85 % en 2000).

La baisse de l’imposition des patrimoines les plus élevés est une réalité. Les effets anti-redistributifs de cette tendance lourde, qui concerne plus largement non seulement l’imposition du patrimoine mais aussi celle des revenus, sont désormais connus.

Pour le premier rapport du comité, mis en place sous l’égide de France stratégie, « le seul élément tangible qui peut être relevé à ce stade sur données agrégées est la forte progression des dividendes reçus par les ménages en 2018 » [1]. Le second rapport de France stratégie est pour sa part beaucoup plus explicite. Il précise que la moyenne des revenus déclarés par les 0,1 % les plus aisés (soit 38 000 foyers fiscaux) a augmenté de 27,5 % entre 2017 et 2018, soit beaucoup plus que toute autre catégorie de la population.

Le rapport confirme la forte progression des dividendes déclarés par les ménages au titre de 2018. Avec 28 milliards d’euros, ce montant double depuis 2017 : « en 2018 ces dividendes ont été encore plus concentrés qu’en 2017 : deux tiers des 23 milliards d’euros ont été reçus par 38 000 foyers (0,1 % des foyers) dont un tiers par 3 800 foyers (0,01 % des foyers) alors que l‘année précédente la moitié des 14 milliards avaient été reçus par 38 000 foyers » [2]. Les dernières données sur les distributions de dividendes devraient confirmer cette analyse…

Pour un ISF durable

Face à la hausse des inégalités, le Fonds monétaire international (FMI) posait déjà en 2017 ouvertement la question des « taux d’imposition au sommet de la répartition des revenus » [3].

Le débat sur le retour de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ou l’instauration d’un nouvel impôt sur le patrimoine des plus aisés a été relancé avec la crise sanitaire en France et dans d’autres pays. Au début de la crise sanitaire, le FMI recommandait d’ailleurs « une hausse des taux pour les tranches supérieures de l’impôt sur le revenu, de la taxe foncière et de l’impôt sur la fortune, peut-être au moyen d’un impôt de solidarité » [4].

Mais il suffit d’évoquer le retour d’un impôt sur le patrimoine des plus aisés pour voir revenir l’argument d’un exil fiscal massif qui ruinerait la France, un argument déjà utilisé voici plus d’un siècle par les conservateurs qui s’opposaient à la création d’un impôt progressif sur le revenu.

De même, selon les promoteurs les plus zélés du néolibéralisme, les français seraient très largement opposés aux droits de succession et de donation. Au-delà des fantasmes, il importe donc de rétablir les faits.

Concernant le fameux « exil fiscal », un constat s’impose : l’ISF n’a pas provoqué un tel phénomène. Les données fournies par la Direction générale des finances publiques montrent en effet qu’en moyenne, entre 1997 et 2017 (la dernière année de l’ISF), seuls 0,2 à 0,3 % des redevables de l’ISF quittaient le territoire chaque année (pour des raisons fiscales mais aussi personnelles et professionnelles).

Le comité d’évaluation de la fiscalité du capital [5] précise par ailleurs à propos du patrimoine des « exilés fiscaux » que « ce montant d’actif net imposable des redevables de l’ISF partant chaque année reste faible si on le compare à l’actif net de l’ensemble des redevables de l’ISF : il en représente environ 0,3 % entre 2004 et 2010, 0,5 % de 2011 à 2013, 0,4 % en 2014 et 2015.

Cette part redescend à 0,2 % en 2016 et à un minimum de 0,1 % % en 2017 ». Certains redevables reviennent après quelques années passées à l’étranger et paient à nouveau l’ISF. Selon le comité, « sur la période 2004-2016, l’ISF payé par les redevables de retour en France a oscillé entre 0,05 % et 0,21 % des recettes d’ISF ».

Ces retours représentent selon les années entre 15 et 40 % du nombre de départs. Pour être complet, il aurait aussi fallu dénombrer les étrangers riches installés en France et payant l’ISF. L’impact de « l’exil fiscal » lié à l’ISF sur les recettes budgétaires est marginal. En réalité, la mobilité des personnes s’explique surtout par des raisons professionnelles ou personnelles avant d’être motivée par des raisons fiscales.

Corrélativement, aucune étude n’a fait ressortir d’impact sur une baisse de l’investissement. Ceci s’explique aisément : lorsqu’un redevable quitte le territoire, la perte théorique maximum pour l’économie se réduit à son patrimoine financier (c’est-à-dire l’ensemble des valeurs mobilières : actions, obligations, parts sociales, etc) investi sur le territoire (précision étant faite que les résidents les plus fortunés n’investissent pas que dans l’économie française) puisque le patrimoine immobilier reste sur le territoire.

Or, d’une part, nombre de résidents français ont des placements en France et à l’étranger. Lorsqu’ils quittent la France, ils conservent leurs placements, à la fois en France et à l’étranger. L’impact sur l’économie est donc marginal, voire nul. Par ailleurs, certains « exilés fiscaux » ne sont pas des investisseurs mais plutôt des spéculateurs : leur départ n’est pas une mauvaise nouvelle.

Instaurer un ISF rénové est donc nécessaire. Mais son assiette doit être plus large que celle de l’ancien ISF, qui comportait plusieurs niches fiscales. Ceci suppose également de définir précisément la notion de « biens professionnels », qui continueraient d’être exonérés, pour éviter l’optimisation dont l’ancien ISF était l’objet, notamment en matière de détention des valeurs mobilières de sociétés par certains dirigeants. Une telle assiette ne comporterait pas de dispositif de type exonération partielle des actions détenues dans le cadre d’un « pacte d’actionnaires ».

Applicable au-delà d’un certain montant de patrimoine net (déduction faite des dettes), assorti d’un barème progressif et prévoyant un abattement sur la résidence principale exprimé en montant (de l’ordre de 400 000 voire 500 000 euros) et non en pourcentage (30 % dans l’ancien ISF et avec l’impôt sur la fortune immobilière), il serait plus rentable, plus lisible et plus juste que l’ancien ISF. Il concernerait également peu de contribuables en raison de la concentration des patrimoines sur les ménages les plus aisés.

L’abattement sur la résidence principale exprimé en montant est une mesure qui n’est pas neutre. En effet, appliquer un abattement de 30 % sur un bien d’une valeur de 1 million le rend imposable sur 700 000 euros alors qu’un abattement de 500 000 euros ne le rend imposable que sur 500 000 euros, ce qui diminue l’impôt dû. À l’inverse, un abattement de 30 % sur un bien évalué à 5 millions d’euros le rendrait imposable sur 3,5 millions d’euros alors qu’on abattement de 500 000 euros le rendrait imposables sur 4,5 millions d’euros. Un tel abattement rehausserait donc l’impôt d’un redevable propriétaire de biens dont la valeur est élevée.

Au-delà de l’ISF, réformer les droits de succession et de donation

Une réforme de l’imposition du patrimoine doit également impliquer par ailleurs les droits de mutation à titre gratuit (les successions et les donations) voire à titre onéreux (impôts sur les ventes d’immeubles souvent affublés de l’appellation générique « frais de notaire »). Ces impôts ont toujours été budgétairement rentables, avec un rendement estimé à 14,5 milliards d’euros en 2020. Mais ils n’ont pas bonne presse alors qu’ils jouent un rôle important pour éviter une accélération des inégalités de patrimoines. Nombreux sont ceux qui craignent en effet que leurs enfants paient des impôts trop élevés sur le patrimoine qui leur sera légué. En réalité, il n’en est rien.

Selon France stratégie : « En ce qui concerne les transmissions en ligne directe (entre parents et enfants), (...) le taux moyen d’imposition effective a varié entre 2 % et 3 % » alors que, globalement, « le taux moyen d’imposition effective (est de) 5 % en 2015 » [6].

L’une des raisons qui expliquent ce taux est la faiblesse des patrimoines : en France, le patrimoine net médian s’élevait à 117 000 euros en 2019. Par ailleurs, les plus aisés organisent la transmission de leur patrimoine au long de leur vie en optimisant les abattements et les mécanismes de donation, ce qui nourrit les inégalités.

Pour l’immense majorité des successions et des donations, l’imposition est donc faible, voire nulle. Le taux d’imposition le plus élevé se trouve dans les transmissions vers des parents éloignés ou des tiers sans lien de parenté et pour les patrimoines importants.

À l’image d’un ISF rénové, il serait possible de prévoir un abattement sur la résidence principale exprimé en montant et non en pourcentage comme c’est le cas actuellement. Enfin, un toilettage des différents barèmes, établis de longue date en fonction des liens de parenté, semble nécessaire. Une réflexion pourrait aussi s’engager sur les droits de mutation à titre onéreux : ceux-ci peuvent participer à la régulation du marché immobilier, notamment de l’immobilier de luxe, par l’introduction d’un taux plus élevé au-delà d’un certain seuil.

Inverser la chute du taux d’imposition des patrimoines les plus importants est donc nécessaire. Cela passe par un ISF « intelligent », une réforme des droits de succession et de donation et l’imposition de tous les revenus au barème progressif.

Outre un rendement budgétaire accru, de telles mesures permettraient également de limiter voire de neutraliser la hausse des inégalités. Celles-ci restent beaucoup plus marquées en matière de patrimoines que de revenus : les 10 % des français les plus riches détiennent en effet près de la moitié du patrimoine total des ménages, le 1 % le plus riche en détient 17 %.

Notes

[1France stratégie, premier rapport du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital, septembre 2019.

[2France stratégie, Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital, second rapport, octobre 2020.

[3FMI, Fiscal Monitor, Tackling inequality, octobre 2017.

[4FMI, Fiscal affairs, Série spéciale sur les mesures budgétaire face à la Covid 19. Questions fiscales : vue d’ensemble, avril 2020.

[5Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital, Premier rapport, France Stratégie, octobre 2019

[6France stratégie, « Peut-on éviter une société de rentiers ? », Note d’analyse n° 51, janvier 2017.