Lutte contre l’évasion fiscale, un rapport intéressant et utile de la Commission des finances de l’Assemblée nationale
Le rapport spécial sur l’évasion fiscale annexé au projet de loi de finances 2023 dans le cadre duquel Attac avait été auditionné est sorti [1]. Il s’avère particulièrement intéressant et pose un constat implacable qu’on ne peut que partager : « L’évasion fiscale affaiblit l’État et les services publics, pousse la Nation à l’endettement et réduit les ressources disponibles pour lutter contre la pauvreté, les inégalités et engager sérieusement la bifurcation écologique dont l’humanité a besoin ». Il dresse un panorama des moyens alloués pour la combattre, nettement insuffisants au regard des enjeux et de son évolution. Il formule également des propositions.
La présente note revient sur les principaux éléments de ce rapport : la définition des termes (1), les méthodes de chiffrage (2), les enjeux en matière d’organisation des services (3), les moyens (4), le changement de philosophie à l’œuvre dans le contrôle fiscal (5) pour poser la question centrale de la volonté politique (6).
1/ Définir clairement les termes
Le rapport revient sur les principaux termes qui qualifient l’évitement de l’impôt en opérant une distinction entre ce qui relève de l’optimisation fiscale et de la fraude fiscale, et en précisant les notions plus difficiles à cerner que sont l’optimisation fiscale agressive et l’évasion fiscale notamment. Cette dernière se situe en effet aux confins de l’optimisation agressive poussée et de la fraude fiscale. Elle révèle cependant bien souvent des situations d’abus de droit (des montages dont le but principal, voire exclusif, est d’échapper à l’impôt), qui relèvent en réalité de la fraude fiscale.
La rapporteure plaide pour une définition harmonisée afin d’en finir avec les différentes interprétations. Une préconisation de bon sens, car ces termes sont trop souvent galvaudés par les défenseurs de l’évitement de l’impôt, qui prétendent souvent à tort que celui-ci est justifié et essentiellement légal et qui minimisent la réalité de la fraude fiscale. La rapporteure spéciale propose une définition large de l’évasion fiscale comme « tout comportement d’un individu ou d’une personne morale dont l’objectif est d’échapper à l’impôt », ce qui couvre l’optimisation fiscale agressive et la fraude fiscale. Une approche qui rejoint celle d’Attac et des organisations engagées dans la lutte contre ce fléau.
2/ Quel chiffrage ?
Le rapport revient également sur l’enjeu du chiffrage, très sensible et qui a défrayé la chronique depuis de longues années. L’Observatoire de la justice fiscale y a consacré un article le 30 octobre 2022 [2]. Sans revenir sur les diverses estimations en présence ni sur les polémiques qu’elles ont déclenchées, la rapporteure présente les deux grandes méthodes d’estimation de la fraude : l’approche descendante, qui se fonde sur l’exploitation de données macroéconomiques et l’approche ascendante, qui se fonde sur l’exploitation des résultats du contrôle fiscal.
Cette dernière est soumise à deux biais. Le biais de sélection majore l’estimation de la fraude si l’extrapolation ne se fonde que sur les dossiers sélectionnés pour un contrôle fiscal puisque cette sélection (la programmation du contrôle fiscal), s’opère sur la détection d’anomalies. Par conséquent, elle laisse de côté si l’on ose dire les dossiers des contribuables et des entreprises qui respectent le droit fiscal. Mais il existe également un autre biais, le biais de détection, trop souvent minoré dans les analyses des estimations de la fraude. Ce biais consiste tout simplement à ne pas détecter la fraude fiscale, y compris dans des dossiers présentant une apparente normalité. L’exemple suivant permet de l’illustrer : une entreprise déclarant régulièrement ses comptes en France dans lesquels apparaissent des charges d’exploitation et présentant une comptabilité a priori « normale » peut en réalité loger une partie de ses bénéfices dans un paradis fiscal via une manipulation de prix de transfert habile.
Pour progresser dans le domaine de l’estimation de la fraude fiscale, la rapporteure propose des contrôles fiscaux aléatoires. Une préconisation déjà formulée par la Cour des comptes dans son rapport de décembre 2019 intitulé « La fraude aux prélèvements obligatoires ». La rapporteure préconise une estimation par impôt (fraude à l’impôt sur les sociétés, aux droits de donation et de succession, à l’impôt sur le revenu, etc), rappelant l’estimation des pertes de recettes en matière de TVA de l’INSEE (20 à 25 milliards d’euros par an, soit un montant très supérieur à ce que l’INSEE évaluait en 2019 dans le rapport de la Cour des comptes, soit 15 milliards d’euros à l’époque).
3/ La lutte contre l’évasion fiscale, une affaire qui concerne plusieurs services de l’État
La rapporteure rappelle légitimement que, « si la DGFiP en est l’acteur principal (NDR : la Direction générale des finances publiques assure en effet le contrôle fiscal), la lutte contre l’évasion fiscale relève de plusieurs ministères, invitant à affirmer une véritable logique interministérielle ». On ne peut que partager ce constat de bon sens, puisque plusieurs administrations d’État sont engagées dans ce combat : Bercy et la DGFiP, la justice et le ministère de l’intérieur. Il existe d’ailleurs des travaux conjoints et des coopérations entre les services de ces administrations.
Le rapport présente ainsi les services de contrôle fiscal de la DGFiP, des services spécialisés qui ont des pouvoirs de police judiciaire (le Service d’enquêtes judiciaires des finances et la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale) ainsi que Tracfin, compétent en matière de lutte contre le blanchiment et dont les signalements à la DGFiP évoluent à la hausse (ils portaient sur 205 millions d’euros en 2021 contre 100,6 millions d’euros en 2020). S’agissant de la justice, il montre en quoi la fraude fiscale, notamment la fraude grave, évolue. Au 31 décembre 2021 en effet, le parquet national financier (PNF) « suivait 650 dossiers, dont 270 relevaient de la matière fiscale. Parmi eux, 169 étaient ouverts sur présomption de fraude fiscale, 52 sur présomption de blanchiment, et le reliquat sur présomption d’escroquerie à la TVA. Les dossiers liés aux atteintes aux finances publiques représentaient 38 % du portefeuille du PNF en 2015. Ils représentent près de la moitié des dossiers en cours en septembre 2022. Parmi eux, la dissimulation d’avoirs à l’étranger (comptes bancaires, sociétés, patrimoine immobilier) représente la principale problématique ».
Le rapport rappelle la création en 2020 de la Mission interministérielle de coordination anti-fraude (MICAF), un dispositif interministériel qui vise à un « partage opérationnel de renseignements et d’une définition d’actions communes entre les différents ministères, les organismes de protection sociale et l’institution judiciaire ». Pour la rapporteure, il faut cependant aller plus loin et envisager la création d’une « direction interministérielle de lutte contre l’évasion fiscale » qui améliorerait la coopération entre les différents services de l’État.
4/ Quels moyens pour combattre l’évasion fiscale ?
Les moyens budgétaires constituent un enjeu stratégique évidemment majeur. Encore faut-il savoir d’où l’on part. La rapporteure regrette en effet que les informations budgétaires ne permettent pas d’avoir une vue précise de l’ensemble des moyens budgétaires alloués à la lutte contre l’évasion fiscale. Elle propose donc d’enrichir les documents budgétaires, en particulier le document de politique transversale consacré à la « lutte contre l’évasion fiscale et la fraude en matière d’impositions de toutes natures et de cotisations sociales » annexé à chaque projet de loi de finances.
En matière d’effectifs, le rapport note « une baisse alarmante des effectifs et la mise en place mal avisée de nouvelles technologies ». Les effectifs sont en effet tout à la fois « insuffisants et en baisse, notamment au sein de la DGFiP ». Le manque d’effectifs ne concerne pas seulement la DGFiP mais bien l’ensemble des services engagés dans la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales. Le rapport en dresse un panorama parlant : à titre d’exemple, le rapport relève que « avec près de 200 agents seulement, la cellule TRACFIN ne dispose pas aujourd’hui d’un nombre d’ETP suffisants pour faire faire face à la hausse des déclarations de soupçon (+43 % depuis 2020) »
Les pouvoirs publics ont une fâcheuse tendance à expliquer la baisse des effectifs par le recours accru au numérique et à l’intelligence artificielle (IA). Certes, comme le relève le rapport, « l’IA est un outil intéressant et prometteur pour lutter contre l’évasion fiscale. La rapporteure spéciale recommande de poursuivre les investissements pour le rendre plus performant ». Pour autant, le rapport précise que, « Le recours accru aux nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle, présenté par la DGFiP comme l’avenir du contrôle fiscal, ne produit pour l’instant pas de résultats satisfaisants – et ne pourra en tout état de cause jamais remplacer le travail humain ». En matière de contrôle fiscal par exemple, l’IA représente en effet la moitié des dossiers programmés pour un contrôle, mais ne représente en 2021, in fine, que 1,2 milliard d’euros en termes de résultat financier sur un résultat global du contrôle fiscal de 15,6 milliards d’euros de redressements fiscaux, dont 13,8 milliards d’euros de droits et 1,8 milliard d’euros de pénalités (soit une proportion de 7,6 % sur les résultats globaux et de 8,7 % sur les droits). Cette proportion est constante depuis le lancement de l’IA (la « mission requêtes et valorisation » (MRV) a été créée dès 2013 au sein de la DGFiP).
L’insuffisance des moyens a nécessairement un impact sur le nombre de contrôles et sur leurs résultats financiers. Le rapport le relève en ces termes : « Il en résulte un constat clair : l’évolution en volume des crédits budgétaires est à la baisse, la lutte contre l’évasion fiscale décline. Les effectifs insuffisants au sein de la Direction générale des finances publiques (DGFiP) et dans d’autres organes comme le Parquet national financier (PNF) ou la cellule TRACFIN, la diminution du nombre de contrôles sur place ou encore la tendance à la baisse, depuis dix ans, des sommes encaissées à la suite des contrôles fiscaux témoignent d’un effort en matière de lutte contre l’évasion fiscale bien inférieur à ce qui serait nécessaire ». Rappelons à titre d’illustration que, entre 2015 et 2019, les résultats du contrôle fiscal sont passés de 21,2 milliards à 13,9 milliards d’euros.
On ne saurait mieux dire. Le rapport d’Attac et de l’Union syndicale Solidaires de mars 2022 [3] y revient largement. Le rapport note que, « Comme l’ont rappelé les ONG Attac et OXFAM lors de leur audition, la priorité doit aujourd’hui être donnée aux moyens humains – et non aux innovations technologiques comme le datamining (NDR : l’IA réalise des analyses dites prédictives par des algorithmes). La rapporteure spéciale invite fortement le Gouvernement à cesser ces suppressions de postes et à doter la DGFiP des effectifs dont elle a besoin pour mener une réelle politique de lutte contre l’évasion fiscale. À cet effet, la rapporteure spéciale a déposé deux amendements en commission des finances et en séance publique ».
5/ Une philosophie du contrôle fiscal en pleine mutation : vers une « perte de sens »...
L’évolution consistant à développer une logique partenariale et d’accompagnement entre administration et contribuables est analysée. Elle est portée par ce qu’il est convenu de nommer « droit à l’erreur », qui procède de la loi pour un État au service d’une société de confiance dite « ESSOC » du 10 août 2018 : créer une « nouvelle relation de confiance » avec le contribuable. La loi ESSOC élargit les droits des contribuables (en matière de régularisation de leur situation en cours de contrôle par exemple), crée un « certificat de conformité fiscale » (délivré par un commissaire aux comptes, un expert comptable, etc) et instaure des mécanismes de partenariat avec les entreprises. La priorité est donc mise sur l’accompagnement.
Pour la rapporteure, « la logique partenariale d’accompagnement ne peut cependant se faire au détriment de la logique répressive du contrôle fiscal ». Or, à la faveur des entretiens menés, elle note un « glissement de la notion de contrôle à une forme de compliance à la française, où l’administration accompagnerait les entreprises dans l’accomplissement de leurs obligations. La logique n’est plus « d’aller chercher la fraude avec les dents » ; et les garanties offertes aux contribuables sont parfois excessives ». La rapporteure estime donc nécessaire de dresser une évaluation de la loi ESSOC par l’Assemblée nationale et d’analyser « son impact sur la dimension dissuasive du contrôle fiscal ainsi que sur le travail des agents du contrôle fiscal ».
Parallèlement à la loi ESSOC, un loi dite « anti-fraude » de 2018 a réformé le monopole de l’administration fiscale en matière de plainte pénale pour fraude fiscale, ce qui s’est traduit par une hausse sensible de plaintes pénales. En 2019, 1.678 dossiers ont été transmis au parquet, alors qu’avant la réforme de 2018, chaque année, environ 1.000 dossiers lui étaient transmis.
Intéressante, cette évolution s’est toutefois heurtée au renforcement de la logique transactionnelle, avec l’extension de la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) et de la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) à la fraude fiscale [4]. Le rapport précise que le nombre de CRPC en matière de fraude fiscale « a été multiplié par quatre en trois ans, avec 64 décisions de condamnation en 2021, contre 25 en 2020 et 15 en 2019 ». Elles comportent parfois des peines d’emprisonnement. Surtout, le rapport revient sur les CJIP qui entraînent l’arrêt des poursuites. Certes, au 31 décembre 2021, seules quatre CJIP avaient été conclues en matière de fraude fiscale, mais elles portent sur des montants très élevés…
La rapporteure alerte sur un mode alternatif de règlement des conflits qui « porte en lui le risque de faire perdre à la procédure de contrôle fiscal, et à la procédure pénale qui peut en résulter, leur caractère dissuasif. Il renforce de surcroît le sentiment d’injustice fiscale ressenti par nos concitoyens devant cette impunité et érode leur consentement à l’impôt ». Un constat que partage pleinement Attac, qui s’était déjà exprimé sur le danger d’un « impôt négocié » dans une note du 23 novembre 2020 [5]. Le consentement à l’impôt étant au fondement de la société, la rapporteure spéciale propose « la tenue d’un grand débat parlementaire pour trouver un équilibre juste entre les deux objectifs de la lutte contre l’évasion fiscale que sont les recettes budgétaires et la condamnation pénale des fraudeurs ».
6 – Quelle volonté politique ?
La rapporteure en appelle à la volonté et un « sursaut politique » pour combattre l’évasion fiscale, tout à la fois en renforçant la législation, les moyens humains, technologiques et matériels des services ainsi que la coopération entre eux. Sans livrer ici l’intégralité des plus de 30 préconisations du rapport, on en relèvera plusieurs, suffisamment parlantes et illustratives du rapport.
Le rapport préconise d’agir résolument pour « harmoniser les règles de taxation entre pays et limiter les opportunités d’évasion fiscale internationale en instaurant un impôt sur les sociétés commun » au niveau de l’Union européenne, via une coopération renforcée pour contourner la règle de l’unanimité applicable en matière fiscale au sein de l’Union européenne, voire d’instaurer un mécanisme de taxation différentielle en France qui permettrait de relocaliser une partie de l’impôt sur les sociétés [6].. Cette préconisation est intéressante, si elle s’appuie sur une base commune avec la possibilité d’appliquer un taux national, le tout étant accompagné de l’impossibilité de baisser le taux d’IS. De ce point de vue, l’UE pourrait faire plus et mieux que le projet de l’Organisation de coopération et de développement économiques comportant notamment un taux minimum de 15 % applicable aux multinationales).
Le rapport propose également d’instaurer des critères de définition pertinents des paradis fiscaux, précisant que « les ONG Attac et OFXAM ont recommandé à la rapporteure spéciale une inscription sur liste noire automatique dès lors que le taux d’impôt sur les sociétés est nul ; et une inscription sur liste grise dès lors qu’il est inférieur à 15 % ». Ce qui aurait le mérite de cibler les États se livrant au dumping fiscal… Le rapport rappelle également la nécessité de créer un cadastre financier, dans le prolongement de la proposition de Gabriel Zucman, reprise et portée par Attac [7]. Il souhaite limiter les marges de manœuvre en modifiant les règles déclaratives et en durcissant les règles applicables aux intermédiaires et propose également un véritable statut des lanceurs d’alerte et des aviseurs.
Nous citerons pour conclure ce qui apparaît comme le principal message de la rapporteure spéciale qui « appelle donc le Gouvernement à engager une véritable politique de lutte contre l’évasion fiscale en donnant les moyens humains, matériels, technologiques et législatifs aux services concernés pour que cette insoutenable injustice prenne fin ». Attac ne peut que souscrire à cet appel.