Vraie fausse « taxe carbone aux frontières de l’Union européenne » : vers une usine à gaz ?

, par Équipe de l’Observatoire

À la suite d’un accord le 13 décembre 2022 entre le Conseil, la Commission et le Parlement européens, l’Union européenne (UE) devrait mettre en place une « taxe carbone aux frontières ». Il s’agit d’un dispositif inédit destiné à soumettre les importations des pays membres de l’UE dans plusieurs secteurs (acier, aluminium, ciment, engrais, électricité, hydrogène) aux standards environnementaux de l’UE. Il devrait entrer en vigueur en 2026 ou 2027. Présenté comme une « taxe carbone aux frontières », ce dispositif diffère en réalité d’une taxe classique : il s’agit d’ailleurs officiellement d’un « mécanisme d’ajustement aux frontières » . Sa mise en œuvre et sa gestion s’annoncent complexes.

Ce dispositif est l’un des piliers du "pacte vert" de l’UE, dont l’objectif est de réduire de 55% les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 par rapport à 1990 puis d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Le mécanisme peut se résumer de la manière suivante. L’importateur serait tenu de déclarer les émissions liées au processus de production (en tenant également compte des émissions indirectes provoquées par l’électricité utilisée pour la production de l’importation concernée). Si elles dépassent le standard applicable au sein de l’UE, il devrait alors payer un « certificat d’émission » au prix du CO2 tel qu’il est déterminé au sein de l’UE. En outre, si un marché carbone existe dans le pays qui exporte vers l’UE, seule la différence entre le prix déjà payé pour le carbone dans le pays exportateur et le prix du carbone qu’il aurait payé si il avait été produit en UE serait due. Le rendement annuel est évalué à 14 milliards d’euros.

Ce projet suscite plusieurs commentaires.

 Pour les promoteurs de ce mécanisme, elle est historique puisque les produits importés en Europe seront soumis au même prix carbone que s’ils avaient été produits en Europe. Compte tenu de la hausse du prix de la tonne de CO2, ce dispositif présente l’avantage d’éviter un « dumping écologique » qui favoriserait la délocalisation industrielle des entreprises établies dans l’UE, déplaçant leur production à forte intensité de carbone à l’étranger ou, au contraire, permettant d’éviter que ce qui est produit dans l’UE soit remplacé par des produits importés à plus forte intensité carbone, ce qui permettrait d’inciter les pays hors de l’Union européenne à adopter les standards européens.

 Pour d’autres, qui jugent le dispositif très complexe, la question de son efficacité est posée puisque l’équilibre « fiscal » (via le certificat d’émission du CO2) entre importation et production locale ne peut pas être atteint, car ce mécanisme ne concernera que des matières premières et non les produits finis. Elle ne frappe que les produits bruts (acier, aluminium, etc.) et exonère les produits transformés. Dit autrement, elle touche l’acier chinois, mais pas les voitures marocaines qui en sont composées. Les mêmes estiment également que ce dispositif présente trop les apparences d’une taxe, mécanisme auquel ils sont par nature réfractaires puisqu’ils privilégient le « laisser faire, laisser passer ».

Ces arguments n’ont pas de quoi surprendre. Il faut cependant creuser davantage la question.

- Cette décision montre qu’il n’existe aucun obstacle technique pour mettre en œuvre une fiscalité supranationale. C’est donc une réponse aux voix qui estiment que les propositions d’Attac en matière de fiscalité internationale (taxe sur les transactions financières, taxation unitaire en matière d’imposition des sociétés multinationales, lutte contre l’évasion fiscale internationale…) ne sont pas réalisables.
- Par ailleurs, au fur et à mesure de la montée en puissance de ce « mécanisme d’ajustement aux frontières », les quotas gratuits distribués au sein du « marché carbone » de l’UE (plus de 90 % des émissions industrielles sont couvertes par des quotas gratuits) distribués aux secteurs concernés seront supprimés progressivement sur le marché des quotas afin de traiter les importations et les productions locales à égalité. Les quotas gratuits devraient ainsi être réduits à 93 % en 2027, 84 % en 2028, 69 % en 2029, 50 % en 2030, 25 % en 2031 et 0 % en 2032. L’objectif serait d’y mettre fin en 2035. Cette suppression est une bonne nouvelle, car le marché des quotas n’a pas démontré son efficacité, bien au contraire (voir sur ce sujet la note de l’Observatoire de la justice fiscale du 8 décembre 2021).
- Malheureusement, ce mécanisme prend les allures d’une forme de protectionnisme européen sans pour autant réduire les effets de la concurrence fiscale et sociale ni développer de nouvelles solidarités et qui ne peut garantir une quelconque efficacité sur le plan environnemental. Une véritable taxe écologique doit en effet prendre l’ensemble de l’impact environnemental du circuit économique d’un bien ou d’un service. De ce point de vue, une taxe sur les kilomètres parcourus permettrait de mieux taxer l’impact des transports, même s’il reste à prendre par ailleurs en compte l’ensemble de l’intensité carbone.
- Le rendement du mécanisme d’ajustement aux frontières est modeste : il rapporterait 14 milliards d’euros par an pour l’UE. A titre de comparaison, cela représente moins de la moitié des 30 milliards d’euros de la seule taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques (TICPE) française. Comme la TICPE, il présente le risque d’être simplement répercuté dans les prix.
- Reste enfin à savoir si les recettes seront versées au budget de l’UE ou si elles seront « fléchées » comme le demande le Parlement européen qui souhaite créer un fonds social pour le climat, vers des dépenses orientées vers la transition écologique.

Ce mécanisme a donc de quoi questionner et mérite d’être sérieusement débattu. Il s’inscrit dans un contexte marqué par d’immenses dégâts des conceptions néolibérales des politiques fiscales et de ses principales caractéristiques, notamment en matière de transfert d’imposition des impôts directs (sur les ménages riches et les grandes entreprises) sur les impôts sur la consommation. Il paraît difficile dans un tel cadre d’instaurer une fiscalité écologique juste et efficace alors que le financement de la bifurcation écologique s’impose et nécessité une véritable réorientation (voir la note d’Attac « Reprendre la main » sur le sujet). Le projet doit encore faire l’objet de précisions. Elles s’imposent en effet. Affaire à suivre donc...