Lutte contre la fraude fiscale : la Cour des comptes s’inquiète d’une efficacité en baisse
Le dernier rapport de la Cour des comptes sur la fraude fiscale met clairement en cause la stratégie des gouvernements de ces dernières années. Le rapport démontre chiffres à l’appui que les résultats de cette stratégie sont décevants. Très critique, ce rapport est d’autant plus intéressant que Pierre Moscovici, premier Président de la Cour des comptes jusqu’à fin 2025, avait déclaré au printemps, qu’il n’y avait « rien à gratter »* sur le plan budgétaire dans la lutte contre la fraude fiscale. Or, celle-ci repose sur une stratégie que le rapport met clairement en cause.
« L’écart fiscal », toujours au cœur du débat
Dans ce rapport, la Cour constate que, si la fraude fiscale est omniprésente dans le débat public français, elle demeure insuffisamment connue et qu’elle ne fait pas l’objet d’un chiffrage officiel, à la différence de plusieurs pays. Elle relativise les quelques estimations existantes, comme celle du syndicat Solidaires finances publiques, qui avait chiffré le non-respect du droit fiscal, autrement dit l’écart fiscal, entre 60 et 80 milliards d’euros en 2013 puis l’avait actualisé en 2018 entre 80 et 100 milliards d’euros. Soulignons au passage que la Cour des comptes se mélange allègrement les pinceaux dans la timide critique qu’elle livre de cette estimation. Celle-ci, contrairement à ce qu’elle écrit, ne mélange pas l’optimisation fiscale agressive assimilée à de l’évasion fiscale et la fraude mais concerne bien l’écart fiscal au sens strict du terme. Cette estimation, répétons-le, n’a jamais été contredite au fond, elle est d‘ailleurs largement corroborée par d’autres travaux. Il en va ainsi de la mesure de la fraude annuelle à la TVA établie par l’INSEE (20 à 26 milliards d’euros), des estimations de Gabriel Zucman (70 à 80 milliards d’euros) ou de celles concernant la fraude à la TVA et les prélèvements obligatoires au sein de l’Union européenne, reprises par la Commission européenne elle-même (sur le sujet, lire le billet de l’Observatoire de la justice fiscale du 12 novembre 2025).
Le rapport souligne cependant à juste titre que, contrairement à de nombreux pays de l’OCDE, la France ne dispose pas d’une estimation globale et régulière de cet écart fiscal. Or, ce manque empêche d’une part, de mieux comprendre les évolutions des diverses formes de fraudes et d’autre part, nuisent à une évaluation rigoureuse de l’efficacité du contrôle fiscal. Il n’est donc pas étonnant que la Cour préconise, à nouveau, qu’une mesure de cet écart fiscal soit effectuée sur l’ensemble des impôts.
Des résultats du contrôle fiscal relativement en baisse malgré de nombreuses mesures
Le rapport rappelle à juste titre que, entre 2013 et 2023, de nombreuses mesures ont été prises par les gouvernements successifs. Après l’affaire Cahuzac, la loi du 6 décembre 2013 a par exemple aggravé les peines en cas de fraude fiscale. Le parquet national financier a été créé à cette époque également. Plus tard, la loi du 23 octobre 2018 a assoupli le fameux « verrou de Bercy », peu après la loi dite Essoc (loi « Pour un État au service d’une société de confiance ») qui a instauré le droit à l’erreur. Plus récemment, un plan gouvernemental a été annoncé au printemps 2023. Il était donc temps de dresser un bilan de ces dispositifs.
Le constat dressé par la Cour des comptes est amer et particulièrement instructif. Il note ainsi les résultats du contrôle fiscal (soit « l’ensemble des droits rappelés et des taxes et crédits d’impôt non remboursés ») est passé en dix ans (entre 2015 et 2024), de 16,1 à 17,4 milliards d’euros, soit une progression de 8 % en euros courants, une progression nettement inférieure à celle du total des recettes fiscales encaissées par la DGFiP (44 %). La Cour précise que, rapportés aux recettes fiscales totales, ces résultats ont diminué, passant de 4,3 % en 2015 à 2,8 % en 2024, ce qui traduit une baisse relative du rendement financier du contrôle fiscal.
La fraude fiscale est de moins en moins sanctionnée
Enfonçant le clou sur le prétendu renforcement des sanctions pour fraude fiscale, la Cour précise « la fraude fiscale n’est ni plus fréquemment, ni plus durement sanctionnée qu’il y a dix ans ». Il y a pire : « En valeur absolue, c’est donc une diminution inattendue du nombre de personnes poursuivies devant les tribunaux correctionnels pour fraude fiscale qui est constatée depuis la réforme du « verrou de Bercy », puisque celui-ci est passé d’un peu plus de 850 par an sur les deux années précédant la réforme à 700 en 2023 et 2024. »
Le rapport déplore ainsi un grand nombre de classements sans suite en matière de poursuite pénale pour fraude fiscale. Il indique que « la répression pénale de la fraude fiscale reste marginale et les moyens qui y sont consacrés, modestes ». Il précise que, en 2023, sur 4,3 millions d’affaires pénales enregistrées par le parquet, 108 000 seulement concernaient les matières économique, financière ou sociale, et seules 2 865 portaient sur l’infraction de fraude fiscale à titre principal. Ces affaires représentent donc 2,7 % des affaires de la délinquance économique, financière ou sociale, et une part infinitésimale de l’activité pénale globale. Pour la Cour, l’une des explications est la suivante :« la lutte contre la fraude fiscale n’a pas été élevée au rang de priorité dans les circulaires de politique pénale générale publiées depuis la réforme de 2018 ».
Les sanctions financières pénales, pour leur part, sont modérées, tandis que le montant des sanctions fiscales a fortement diminué sur la période 2015-2024. Il représentait 30 % du montant de l’impôt éludé en 2015, mais seulement 15 % dix ans après. Le rapport revient également sur les « règlements d’ensemble », dont le nombre est passé de 116 en 2019 à 315 en 2024. Les règlements d’ensemble sont des accords à l’amiable conclus entre l’administration fiscale et les contribuables soumis à un redressement fiscal dans le but d’améliorer les relations entre ces deux parties. Le profil des contribuables qui en bénéficient est particulier ; ils affichent un revenu fiscal médian de 210 000 euros pour les personnes physiques et de 8,7 millions pour les personnes morales. Ce dispositif pose de sérieuses questions quant au principe d’égalité de traitement devant l’impôt et a été critiqué dans un récent rapport de l’Assemblée nationale. La Cour appelle a minima à mieux préciser les modalités d’application et à améliorer leur suivi.
Un faux renforcement des moyens du contrôle fiscal
La Cour s’intéresse également à la transformation profonde des méthodes de détection de la fraude, désormais largement fondée sur le croisement massif de données et l’utilisation d’outils de data mining. Rappelons qu’en 2023, ces méthodes sont à l’origine de la moitié des contrôles fiscaux, mais qu’elles n’en ont représenté que 13,8 % des résultats financiers. Le décalage est frappant, ce qui conduit la Cour à s’interroger sur l’efficacité réelle de ces outils et à en demander une évaluation systématique.
La Cour ne note pas de progression importante des résultats du contrôle fiscal ou de la détection de la fraude fiscale mais pour elle, « Il est en revanche notable que cette relative stagnation est survenue alors que les effectifs affectés au contrôle fiscal ont, selon la DGFiP, diminué de 19 % entre 2015 et 2024 ». Une affirmation qui confirme ce que nous disions dans le rapport Attac-Union syndicale Solidaires de mars 2022. Le rapport évoque à plusieurs reprises les réductions des effectifs que subissent les services de contrôle fiscal qui « contribue à une évolution des pratiques vers des procédures plus rapides et moins conflictuelles ». En d’autres termes, les agents du contrôle fiscal ont de moins en moins l’occasion de pousser leurs investigations et sont incités à conclure un contrôle de manière « apaisée », c’est-à-dire sans forcément appliquer les sanctions adéquates. La faute à une orientation politique qui s’est traduite dans la loi ESSOC. Pour la Cour en effet, « la stratégie de rendement et de rapidité conduit à privilégier les règlements amiables en évitant autant que faire se peut le passage devant le juge » . On ne saurait être plus clair.
Enfin, dans ce rapport aux allures de réquisitoire, la Cour souligne que, malgré les progrès réalisés en matière de coopération internationale il demeure impossible de conclure de manière certaine à une amélioration de l’efficacité globale de la lutte contre la fraude fiscale. Elle émet même clairement l’hypothèse selon laquelle « les résultats observés peuvent aussi bien traduire une baisse de la fraude qu’une moindre performance du contrôle ». La Cour rappelle ainsi que « Les résultats actuels de la lutte contre la fraude fiscale sont à mettre en regard d’une diminution des effectifs affectés au contrôle fiscal, elle-même concomitante d’une amplification considérable de la masse des informations mises à disposition de l’administration fiscale, de par la volonté du législateur ».
Une conclusion s’impose : renforcer véritablement la lutte contre la fraude fiscale
Absence de réelle volonté de mesurer la fraude, résultats du contrôle fiscal décevants, moyens insuffisants, sanction modérée, c’est peu de dire que le rapport de la Cour des comptes met clairement en cause les choix des gouvernements successifs en matière de lutte contre la fraude. Il renvoie les déclarations publiques de premiers ministres et ministres successifs dans leurs cordes. Au fond, dans son rapport, la Cour met en cause toute la stratégie des gouvernements de ces dernières années. In fine, ce rapport pose donc la question d’un changement de stratégie en la matière. Il était temps.